Les lectures de Sirob - Les fourmis

in lecture •  6 years ago  (edited)

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Dialogue entre une maman et son enfant :

  • Je ne peux pas dormir

  • Tu veux que je te raconte une histoire ?

  • Oh oui ! Une histoire ! Une belle histoire !
    Lucie l’accompagna dans sa chambre et s’assit au bord du lit en dénouant ses longs cheveux roux. Elle choisit un vieux conte hébreu.

  • Il était une fois un tailleur de pierre qui en avait assez de s’épuiser à creuser la montagne sous les rayons de soleil brûlants. « J’en ai marre de cette vie. Tailler, tailler la pierre, c’est éreintant… et ce soleil, toujours ce soleil ! Ah ! Comme j’aimerais être à sa place, je serais là-haut tout puissant, tout chaud en train d’inonder le monde de mes rayons », se dit le tailleur de pierre. Or, par miracle, son appel fut entendu. Et aussitôt le tailleur se transforma en soleil. Il était heureux de voir son désir réalisé. Mais comme il se régalait à envoyer partout ses rayons, il s’aperçut que ceux-ci étaient arrêtés par les nuages.
    « A quoi ça me sert d’être soleil si de simples nuages peuvent stopper mes rayons ! s’exclama-t-il, si les nuages sont plus forts que le soleil, je préfère être nuage. » Alors il devient nuage. Il survole le monde, court, répand la pluie, mais soudain le vent se lève et disperse les nuages, c’est donc lui le plus fort, je veux être vent », décide-t-il.

  • Alors il devient le vent ?

  • Oui, il souffle de par le monde. Il fait des tempêtes, des bourrasques, des typhons. Mais tout d’un coup, il s’aperçoit qu’il y a un mur qui lui barre le passage. Un mur très haut et très dur. Une montagne. « A quoi ça me sert d’être le vent si une simple montagne peut m’arrêter ? C’est elle qui est la plus forte ! » dit-il.

  • Alors il devient la montagne !

  • Exact. Et à ce moment il sent quelque chose qui le tape. Quelque chose de plus fort que lui, qui le creuse de l’intérieur. C’est… un petit tailleur de pierre…

Extrait du discours de pétition d’Edmond Wells devant la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale :

''Hier, j’ai vu dans les magasins ces nouveaux jouets offerts aux enfants pour leur Noël. Ce sont des boîtes en plastique transparent, remplies de terre avec six cents fourmis à l’intérieur et la garantie d’une reine féconde. On les voit travailler, creuser, courir.

Pour un enfant c’est fascinant. C’est comme si on offrait une ville. A part que les habitants sont minuscules. Comme des centaines de petites poupées mobiles et douées d’autonomie.

Pour tout avouer, je possède moi-même de semblables fourmilières. Tout simplement parce que dans le cadre de mon travail de biologiste, je suis amené à les étudier. Je les ai installés dans des aquariums bouchés avec du carton aéré.
Cependant, chaque fois que je me retrouve devant ma fourmilière, j’ai une impression bizarre. Comme si j’étais omnipotent dans leur monde. Comme si j’étais leur Dieu…

Si j’avais envie de les priver de nourriture, mes fourmis mourront toutes ; s’il me prend fantaisie d’engendrer la pluie, il me suffit de verser à l’arrosoir le contenu d’un verre sur leur cité ; si je décide de leur augmenter la température ambiante, j’ai juste à les installer sur le radiateur ; si je veux en kidnapper une pour l’examiner au microscope, je n’ai qu’à prendre mes pincettes et les plonger dans l’aquarium ; et si mon caprice est d’en tuer, il n’y aura aucune résistance. Elles ne comprendront même pas ce qui leur arrive.

Je vous le dis, Messieurs c’est un pouvoir exorbitant qui nous est donné sur ces êtres, uniquement parce qu’ils sont de morphologie réduite.

Moi, je n’en abuse pas. Mais j’imagine un enfant… lui aussi, il peut tout leur faire.

Parfois il me vient une idée stupide. En voyant ces cités de sable, je me dis : et si c’était la nôtre ? Si nous étions nous aussi installés dans quelque aquarium prison et surveillés par une autre espèce géante ?

Si Adam et Eve avaient été deux cobayes expérimentaux déposés dans un décor artificiel, pour '' voir '' ?

Si le bannissement du paradis dont parle la Bible n’avait été qu’un changement d’aquarium prison ?

Si le Déluge, après tout, n’avait été qu’un verre d’eau renversé par un Dieu négligent ou curieux ?

Impossible, me direz-vous ? Allez savoir… La seule différence pourrait être que mes fourmis sont retenues par des parois de verre et que nous sommes enfermés par une force physique : l’attraction terrestre !

Mes fourmis arrivent toutefois à taillader le carton, plusieurs se sont déjà évadées. Et nous, nous arrivons à lancer des fusées qui échappent à l’attraction gravitationnelle.

Revenons aux cités en aquarium. Je vous l’ai dit tout à l’heure, je suis un dieu magnanime, miséricordieux, et même un peu superstitieux. Je n’aime pas faire souffrir mes sujets. Je ne leur fais pas ce que je n’aimerais pas qu’on me fasse.

Mais les milliers de fourmilières vendues à la Noël vont transformer les enfants en autant de petits dieux. Seront-ils tous aussi magnanimes et miséricordieux que moi ?

Sûrement, la plupart comprendront qu’ils sont responsables d’une ville et que cela leur donne des droits mais aussi des devoirs divins : les nourrir, les mettre à bonne température, ne pas les tuer pour le plaisir.

Les enfants, cependant, et je pense notamment aux tout-petits qui ne sont pas encore responsables, subissent des contrariétés : échecs scolaires, disputes des parents, bagarres avec les copains. Dans un excès de colère, ils peuvent très bien oublier leurs devoirs de '' jeune dieu '', et je n’ose imaginer alors le sort de leurs '' administrés ''.

Je ne vous demande pas de voter cette loi interdisant les fourmilières jouets au nom de la pitié pour les fourmis, ou de leurs droits d’animaux. Les animaux n’ont aucun droit : on les fait naître en batterie pour les sacrifier à notre consommation. Je vous demande de la voter en imaginant que nous-mêmes sommes étudiés et prisonniers d’une structure géante. Souhaiteriez-vous que la Terre soit un jour offerte en cadeau de Noël à un jeune dieu irresponsable ? ''

Quels types de crapauds êtes-vous ?

Les crapauds, en période d’amour, sont tellement excités qu’ils sautent sur tout ce qui bouge : femelles, mais aussi mâles, et même pierres. Ils pressent le ventre de leur vis-à-vis pour en faire sortir les œufs qu’ils vont fertiliser. Ceux qui pressent les ventres de mâles n’obtiennent rien et changent de partenaire. Ceux qui pressent les pierres se font mal au bras et abandonnent.
Mais il existe un cas à part : ceux qui pressent les mottes de terre. La motte de terre est aussi molle qu’un ventre de femelle crapaud. Alors ils n’arrêtent pas de presser. Ils peuvent rester des jours et des jours à reproduire ce comportement stérile. Et ils croient que c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Votre comportement est-il celui le plus efficace ?

Rien : Qu’y a-t-il de plus jouissif que de s’arrêter de penser ? Cesser enfin ce flot débordant d’idées plus ou moins utiles ou plus ou moins importantes. S’arrêter de penser ! Comme si on était mort tout en pouvant redevenir vivant. Être le vide. Retourner aux origines suprêmes. N’être même plus quelqu’un qui ne pense à rien. Être rien. Voilà une noble ambition.

Extrait du livre : Les Fourmis — Bernard WERBER
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