Les pays de l'Afrique du Nord sont aujourd'hui des Etats musulmans qui revendiquent, ajuste titre, leur double appartenance à la communauté musulmane et au monde arabe.
Or ces États, après bien des vicissitudes, ont pris la lointaine succession d'une Afrique qui, à la fin de l'Antiquité, appartenait aussi sûrement au monde chrétien et à la communauté latine.
Ce changement culturel, qui peut passer pour radical, ne s'est cependant accompagné d'aucune modification ethnique importante : ce sont bien les mêmes hommes, ces Berbères dont beaucoup se croyaient romains et dont la plupart se sentent aujourd'hui arabes. Comment expliquer cette transformation, qui apparaît d'autant plus profonde qu'il subsiste, dans certains de ces Etats mais dans des proportions très différentes, des groupes qui, tout en étant parfaitement musulmans, ne se considèrent nullement arabes et revendiquent aujourd'hui leur culture berbère ?
Il importe, en premier lieu, de distinguer l'Islam de l'arabisme.
Certes, ces deux concepts, l'un religieux, l'autre ethno-sociologique, sont très voisins l'un de l'autre puisque l'Islam est né chez les Arabes et qu'il fut, au début, propagé par eux.
Il existe cependant au Proche-Orient des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées chrétiennes, et on dénombre des dizaines de millions de musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs africains, Turcs, Iraniens, Afghans, Pakistanais, Indonésiens...).
Tous les Berbères auraient pu, comme les Perses et les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, en conservant leur langue, leur organisation sociale, leur culture.
Apparemment, cela leur aurait même été plus facile puisqu'ils étaient plus nombreux que certaines populations qui ont conservé leur identité au sein de la communauté musulmane et qu'ils étaient plus éloignés du foyer initial de l'Islam.
Comment expliquer, aussi, que les provinces romaines d'Afrique, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l'Empire romain et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu'aux portes de l'Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d'Iraq ? Pour répondre à ces questions, l'historien doit remonter bien au-delà de l'événement que fut la conquête arabe du Vile siècle. Cette conquête, si elle permit l’islamisation, ne fut pas, cependant, la cause déterminante de l'arabisation.
Celle-ci, qui lui fut postérieure de plusieurs siècles et qui n'est pas encore achevée, a des raisons beaucoup plus profondes ; en fait, dès la fin de l'Empire romain, nous assistons à un scénario qui en est comme l'image prophétique.
La fin d'un monde.
Rome avait dominé l'Afrique, mais les provinces qu'elle y avait établies : Africa (divisée en Byzacène et Zeugitane), Numidie d'où avait été retranchée la Tripolitaine, les Maurétanies Sitifienne, Césarienne et Tingitane, avaient été romanisées à des degrés divers. En fait, il y eut deux Afrique romaines : à l'est, la province d'Afrique et son prolongement militaire, la Numidie, étaient très peuplés, prospères et largement urbanisés ; à l'ouest, les Maurétanies étaient des provinces de second ordre, limitées aux seules terres cultivables du Tell, alors qu'en Numidie et surtout en Tripolitaine, Rome est présente jusqu'en plein désert. Après le 1er siècle, toutes les grandes révoltes berbères qui secouèrent l'Afrique romaine eurent pour siège les Maurétanies. Néanmoins Rome avait réussi, pendant quatre siècles, à contrôler les petits nomades des steppes ; grâce au système complexe du limes, elle contrôlait et filtrait leurs déplacements vers le Tell et les régions mises en valeur.
C'était une organisation du terrain en profondeur, comprenant des fossés, des murailles qui barraient les cols, des tours de guet, des fermes fortifiées et des garnisons établies dans des castellas.
R. Rebuffat, qui fouille un de ces camps à Ngem (Tripolitaine), a retrouvé les modestes archives de ce poste».
Ces archives sont des ostraca, simples tessons sur lesquels étaient mentionnés, en quelques mots, les moindres événements : l'envoi en mission d'un légionnaire chez les Garamantes, ou le passage de quelques Garaman tes conduisant quatre bourricots (Garamantes ducentes asinos IV...).
Dès le Ile siècle, des produits romains, amphores, vases en verre, bijoux étaient importés par les Garamantes jusque dans leurs lointains ksour du Fezzan et des architectes romains construisaient des mausolées pour les familles princières de Garama (Djerma). Légionnaires et auxiliaires patrouillaient le long de pistes jalonnées de citernes et de postes militaires autour desquels s'organisaient de petits centres agricoles. Trois siècles plus tard, la domination romaine s'effondre ; ce désert paisible s'est transformé en une bouche de l'enfer, d'où se ruent, vers les anciennes provinces, de farouches guerriers, les Levathae, les mêmes que les auteurs arabes appelleront plus tard Louata, qui appartiennent au groupe botr. Ces nomades chameliers, venus de l'est, pénètrent dans les terres méridionales de la Byzacène et de Numidie qui avaient été mises en valeur au prix d'un rude effort soutenu pendant des siècles et font reculer puis disparaître l'agriculture permanente, en particulier ces olivettes dont les huileries ruinées parsèment aujourd'hui une steppe désolée .
Cette irruption de la vie nomade dans l'Afrique «utile» devait avoir des conséquences incalculables. Modifiant durablement les genres de vie, elle prépare et annonce l'arabisation. COMMENT LA BERBÉRIE EST DEVENUE LE MAGHREB ARABE.
Le second événement historique qui bouleversa la structure sociologique du monde africain fut la conquête arabe.
Cette conquête fut facilitée par la faiblesse des Byzantins qui avaient détruit le royaume vandale et reconquis une partie de l'Afrique . Mais l'Afrique byzantine n'est plus l'Afrique romaine.
Depuis deux siècles, ce malheureux pays était la proie de l'anarchie ; tous les ferments de désorganisation et de destruction économique s'étaient rassemblés.
Depuis le débarquement des Vandales , la plus grande partie des anciennes provinces échappait à l'administration des Etats héritiers de Rome.
Le royaume vandale, en Afrique, ne s'étendait qu'à la Tunisie actuelle et à une faible partie de l'Algérie orientale limitée au sud par l'Aurès et à l'est par le méridien de Constantine. Dès la fin du règne de Thrasamond, vers 520, les nomades chameliers du groupe zénète pénètrent en Byzacène sous la conduite de Cabaon . A partir de cette date, Vandales puis Byzantins doivent lutter sans cesse contre leurs incursions. Le poème épique du dernier écrivain latin d'Afrique, la Johannide de Corippus, raconte les combats que le commandant des forces byzantines, Jean Troglita, dut conduire contre ces terribles adversaires alliés aux Maures de l'intérieur. Ces Berbères Laguantan (= Levathae = Louata) sont restés païens.
Ils adorent un dieu représenté par un taureau nommé Gurzil et un dieu guerrier, Sinifere (4).
Leurs chameaux, qui effrayent les chevaux de la cavalerie byzantine, sont disposés en cercle et protègent ainsi femmes et enfants qui suivent les nomades dans leurs déplacements. Du reste de l'Afrique, celle que C. Courtois avait appelée l'Afrique oubliée, et qui correspond, en gros, aux anciennes Maurétanies, nous ne connaissons, pour cette période de deux siècles, que des noms de chefs, de rares monuments funéraires (Djedars près de Saïda, Gour près de Meknès) et les célèbres inscriptions de Masties, à Arris (Aurès), qui s'était proclamé empereur, et de Masuna, «roi des tribus maures et des Romains» à Altava (Oranie). On devine, à travers les bribes transmises par les historiens comme Procope et par le contenu même de ces inscriptions, que l'insécurité n'était pas moindre dans ces régions «libérées» Les querelles théologiques sont un autre ferment de désordre, elles ne furent pas moins fortes chez les Chrétiens d'Afrique que chez ceux d'Orient.
L'Eglise, qui avait eu tant de mal à lutter contre le schisme donatiste, est affaiblie, dans le royaume vandale, par les persécutions, car l'arianisme est devenu religion d'Etat. L'orthodoxie triomphe certes à nouveau dès le règne d'Hildéric.
Les listes épiscopales du Concile de 525 révèlent combien l'Église africaine avait souffert pendant le siècle qui suivit la mort de Saint Augustin. Non seulement de nombreux évêchés semblent avoir déjà disparu, mais surtout le particularisme provincial et le repliement accompagnent la rupture de l'Etat romain. La reconquête byzantine fut, en ce domaine, encore plus désastreuse.
Elle réintroduisit en Afrique de nouvelles querelles sur la nature du Christ : le Monophysisme et la querelle des Trois Chapitres, sous Justinien, ouvrent la période byzantine en Afrique ; la tentative de conciliation proposée par Héraclius, le Monothélisme, à son tour condamné comme une nouvelle hérésie, clôt cette même période.
Alors même que la conquête arabe est commencée, une nouvelle que relle née de l'initiative de l'empereur Constant II, celle du Type, déchire encore l'Afrique chrétienne. En même temps s'accroit la complexité sociologique, voire ethnique, du pays. Aux romano-africains des villes et des campagnes, parfois très méridionales (comme la société paysanne que font connaître les «Tablettes Albertini», archives notariales sur bois de cèdre, trouvées à une centaine de kilomètres au Sud de Tébessa) (7) et aux Maures non romanisés issus des gentes paléoberbères, se sont ajoutés les nomades «zénètes», les Laguantan et leurs émules, les débris du peuple vandale, le corps expéditionnaire et les administrateurs byzantins qui sont des Orientaux.
Cette société devient de plus en plus cloisonnée dans un pays où s'estompe la notion même de l'Etat. C'est dans un pays désorganisé, appauvri et déchiré qu'apparaissent, au milieu du Vile siècle, les conquérants arabes.
La conquête arabe, on le sait, ne fut pas une tentative de colonisation, c'est-à- dire une entreprise de peuplement.
Elle se présente comme une suite d'opérations exclusivement militaires, dans lesquelles le goût du lucre se mêlait facilement à l'esprit missionnaire. Contrairement à une image très répandue dans les manuels scolaires, cette conquête ne fut pas le résultat d'une chevauchée héroïque, balayant toute opposition d'un simple revers de sabre.
Le Prophète meurt en dix ans plus tard les armées du Calife occupaient l'Egypte et la Cyrénaïque (l'Antâbulus, corruption de Pentapolis). En elles pénètrent en Tripolitaine, ayant Amrû ben al-Aç à leur tête. Sous les ordres d'Ibn Sâ'd, gouverneur d'Egypte, un raid est dirigé sur les confins de l'Ifriqîya (déformation arabe du nom de l'ancienne Africa), alors en proie à des convulsions entre Byzantins et Berbères révoltés et entre Byzantins eux-mêmes. Cette opération révéla à la fois la richesse du pays et ses faiblesses. Elle alluma d'ardentes convoitises. L'historien En-Noweiri décrit avec quelle facilité fut levée une petite armée, composée de contingents fournis par la plupart des tribus arabes, qui partit de Médine en octobre 647.
Cette troupe ne devait pas dépasser 5 000 hommes, mais en Egypte, Ibn Sâ'd, qui en prit le commandement, lui adjoignit un corps levé sur place qui porta à 20 000 le nombre de combattants musulmans.
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