« Formulation Incorrecte » prononça suavement la voix féminine de l’intelligence de contrôle de son ordinateur.
- Précise connasse !
- Vous semblez vouloir remettre en cause l’existence du gouvernement légitime, si vous envoyez ce message vous ferez l’objet d’une signalisation aux Charlies Policiers et vous risquez une convocation devant l’assemblée du vivre ensemble.
- Supprime la phrase.
- Votre texte est maintenant correct, il peut être envoyé car il est conforme à l’attitude Charlie.
- Tu m’en vois ravi !
Il déconnecta le bloc ordi et son écran holographique disparu. Il se renversa dans son fauteuil. La poste avait été interdite ou plutôt supprimée quelques années auparavant et le gouvernement mondial avait préféré offrir à chacun un terminal informatique et l’internet gratuit, ce qui permettait de surveiller le monde entier jour et nuit. Mais la dernière mise à jour automatique et obligatoire du système « Fenêtres XXXIII » avait intégré une surveillance « Charlie » pour tous les messages afin d’apprendre à tout le monde la pensée « Charlie ». Tout racisme, anti sémitisme, rébellion contre l’Etat Charlie était prohibée et aucun message ne pouvait contrevenir à ces règles à moins d’être signalé immédiatement à la patrouille Charlie.
Tout le monde devait être « Charlie », tout le monde était « Charlie », même la guerre était Charlie et l’information était présentée pour être conforme à l’attitude « Charlie » et surtout sans amalgame.
Il devait pourtant envoyer ce message très urgent et très important. Il ouvrit son tiroir de bureau et en ramena des objets qui étaient presque devenus anachroniques mais pas encore interdits, pour le moment. Du papier, une enveloppe, un stylo plume. Le stylo était devenu une rareté qu’il entretenait avec le plus grand soin. Ils étaient encore une infime minorité à savoir encore écrire à la main car tout le monde utilisait maintenant un clavier ou les messages vocaux et vidéos, les V2, nouvelle technologie très en vogue chez les ados. D’ailleurs l’écriture cursive n’était plus enseignée en classe, seule une découverte à l’écriture bâton était pratiquée. Les enfants étaient devenus incapables de prendre des notes manuelles avec un stylo en cours. Tout était en audio/vidéo ou tapé à l’ordinateur.
Il savoura le moment et tourna lentement le capuchon de son stylo plume. L’odeur de l’encre s’éleva au dessus de son bureau, sa madeleine. Il posa le stylo sur le papier et immédiatement le ballet merveilleux commença avec la glisse parfaite du métal sur le papier, le message prenait forme et les lettres élégantes se formaient sur le papier.
Quelques minutes plus tard il glissait le message dans son enveloppe. Puis il prit son cachet et fit fondre la cire qu’il écrasa soigneusement pour avoir une marque parfaite.
Il prit son manteau et surtout son chapeau. Pendant qu’il descendait les escaliers il souriait en pensant que le retour de cet accessoire avait eu un avantage certain pour les gens comme lui. En sortant dans la rue il remonta son col pour se protéger du froid et enfonça légèrement son couvre chef. Ah le chapeau ! Son retour au début du XXIème siècle s’accompagnait de formes bizarres et souvent de publicité. Le sien était tout à fait normal mais il avait une utilité majeure : le protéger des caméras qui vous filmaient en permanence dans la rue et les magasins. Aucune zone n’était épargnée et même si la délinquance ne baissait pas, un autre débat, il avait été décidé de couvrir les villes de la planète de caméras. Les chapeaux étaient une parade, avec eux on retrouvait une forme d’intimité, c’était aussi une façon, très légère, de se rebeller. Mais comme c’était d’abord la mode et que les commerçants faisaient des fortunes avec les chapeaux, toute tentative de les interdire ou même de les réglementer avait échouée.
Mais il fallait qu’il se concentre maintenant car ils étaient de plus en difficile à repérer. Il se dirigea vers le grand magasin 47 que tout le monde appelait Four/Seven à l’américaine même si le concept avait inventé par un Français. Le 47 signifiait que le magasin était ouvert 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Ces grands magasins étaient très populaires et situés en centre ville, d’ailleurs c’étaient les seuls magasins encore ouverts en ville. Il y avait trois types de 47, le 4 étages, le 7 étages et les 47 étages réservé aux anciennes capitales mondiales devenues mégalopoles. Chaque 47 était adapté aux coutumes locales et l’architecture de l’immeuble changeait également. Mais invariablement chaque 47 avait sa gigantesque horloge à aiguille qui trônait sur la façade avec les deux chiffres 4 et 7 en rouge lumineux.
Dans les 47 se massait une foule permanente et bruyante, le jour et la nuit. En effet depuis l’abolition de l’interdiction du travail de nuit la population était divisée en deux, ceux qui travaillaient la nuit et ceux qui travaillaient le jour. C’était une obligation légale de choisir la période de travail afin que le logement soit affecté dans un immeuble jour ou un immeuble nuit. Les magasins 47 permettaient aux nuits ou aux jours de faire leurs courses quelle que soit l’heure ou le jour.
Il repensait à l’article de l’encyclopédie mondiale qu’il avait consulté quelques temps auparavant lors de ses recherches et il était tombé sur la définition du macronisme qui avait été à l’origine des 47, il avait appris par cœur l’article : « macronisme, c’est la famille de pensée fondée sur les écrits du prophète Noachite Macron qui fut ministre, président puis 1er consul au début du XXI siècle dans la zone géographique qui s’appelait encore la France. Les disciples de Macron, les Macroniens, appliquèrent la pensée de leur maître dans la gestion des affaires politiques. Macron est célèbre pour ses lois appelées sept et vingt quatre. La loi sept autorise toute personne à travailler sept jour sur sept. A la suite de la généralisation de cette loi dans le monde globalisé, une étude pour débaptiser le septième jour de dimanche en macron est en cours. Mais la loi vingt quatre est encore plus importante car elle a libéré définitivement l’homme de ses anciennes contingences historiques et culturelles. Cette loi sublime autorise chaque citoyen à travailler le jour ou la nuit et bientôt le jour et la nuit. L’invention de la macronite, drogue stimulant le cerveau et le corps, permet en effet à une élite citoyenne de travailler vingt quatre heure sur vingt quatre et sept jours sur sept. Grâce à ces avancées sociales, les villes ont été profondément modifiées pour s’adapter aux conséquences des lois sept et vingt quatre »
Profondément modifiée, c’était le terme, des villes d’esclaves, des villes grouillant d’esclaves. Il revint à la réalité, au moins ces satanés magasins 47 leur permettaient de contourner le gouvernement mondial.
Maintenant il redoubla de vigilance dans cette foule compacte, il ne fallait pas qu’il le manque. Il fit le signe et regarda devant lui. Il attendit trente secondes et repéra le contre signe à 20 mètres devant lui. C’était un jeune homme, visiblement un étudiant. Ils se croisèrent puis l’homme au chapeau rentra tranquillement chez lui.
L’étudiant tout en marchant effleura doucement l’étui protecteur qu’il portait sous la doublure protégée de son manteau. Durant le croisement avec le client il avait intercepté la lettre et l’avait glissée dans l’étui anti scan qu’il portait en permanence avec lui depuis qu’il était devenu un messager. C’était un métier dangereux car interdit par le gouvernement mondial. La lettre était suspecte par nature car créée naturellement par quelqu’un de plus intelligent que la moyenne. En effet cela supposait qu’une personne sache encore écrire de façon cursive, donc puisse formuler intelligemment une pensée et ça le gouvernement n’en voulait pas.
Les lettres étaient défendues également car tout message devait être électronique afin que les puissants ordinateurs de la sécurité mondiale puissent intercepter et filtrer tous les messages envoyés sur la planète, tout cela en raison de la menace terroriste mondiale. L’électronique était l’ami de la tyrannie et la lettre l’ami de la liberté. Ecrire une lettre consciemment malgré l’interdiction prouvait que le message ne devait pas être lu par le gouvernement et cela faisait de l’auteur de la lettre, du destinataire et du messager des complices et surtout de dangereux terroristes et donc pouvant être éliminé sans sommation comme le prévoyait la constitution républicaine mondiale.
Pour protéger la république la constitution autorisait tous les moyens nécessaires, emprisonnement, torture, tout était absolument possible. C’était normal car tout devait être fait pour protéger la république.
Le messager continua son chemin, il était fier de son habileté à détecter les signes de client et à intercepter immédiatement les plis pour les mettre en sureté dans l’étui. Il positionna différemment son chapeau et mis sa main droite dans la poche de son manteau. Tous les autres messagers qu’il allait croiser verraient maintenant qu’il était porteur d’une lettre à transmettre.
Sur ses lunettes s’afficha la direction qu’il devait prendre. L’étui avait scanné l’adresse indiquée sur l’enveloppe et une flèche avec une distance s’affichait devant lui. Durant ce trajet fréquenté par d’autres messagers l’échange serait fait, son étui serait transféré l’autre messager disponible pendant qu’il hériterait de l’étui vide de celui qui avait pris le sien.
Cela faisait des années que le système fonctionnait sans aucune infiltration de la part du gouvernement qui ignorait totalement son existence. C’était une société secrète fondée par les « plumeurs », ceux qui écrivaient encore et refusaient d’abandonner ce qui était une différence entre l’homme et la bête. Les plumeurs et les messagers étaient héréditaires, les secrets se transmettaient de père en fils, de mère en fille.
Les messages étaient le plus souvent anodins, des mots doux, des lettres érotiques, des opinions politiques ou bien beaucoup plus graves. Tout un réseau permettait l’existence de cette société secrète. Les vendeurs de papier et de stylo plume faisaient le tri dans les clients potentiels. Les messagers et les plumeurs étaient informés des mots de passe et des trajectoires en regardant simplement les panneaux publicitaires qui étaient truffés de messages codés.
C’était une contre société complète qui était née sous le nez et à la barbe du gouvernement. Ce dernier ne le savait pas mais sa fin était proche et le messager qui venait d’échanger son étui avec un autre messager ne savait pas qu’il venait de déclencher l’événement qui allait abattre le gouvernement mondial.
FIN