2019, entre falaises et marécages.

in politique •  6 years ago 


2019, route incertaine parfois ponctuée de ronds-points transformés en tribunes politiques, en lieux de vie ou d’affrontement avec les représentants d’un ordre dont l’iniquité est devenue tellement visible qu’elle n’a plus que les rideaux de fumées lacrymogènes pour se cacher. Ceci fait partie du paysage inconnu qui est désormais sur notre route, là où les vallées et les collines qui représentent nos idées politiques classiques se voient transformées en falaises et marécages.

Notre paysage politique local oscille depuis plusieurs décennies entre une gauche plus ou moins radicale dans les termes mais globalement centriste dans les actes, et une droite plus ou moins décomplexée mais elle aussi globalement centriste dans ses actes. Vallées et collines. L’élection de Donald Trump symbolise un changement dans la tectonique des plaques politiques occidentales dont nous voyons aujourd’hui les premiers effets, la transformation des vallées en marécages et des collines en falaises.

L’ancien système où des élites issues des mêmes écoles et milieux sociaux se partageaient, sans réelles conséquences, le pouvoir sur la scène d’un grand théâtre politique fait désormais place à un champ de bataille entre ceux et celles qui se battent contre leur relégation vers les marécages, là où la simple survie devient l’enjeu principal, et ceux et celles qui bâtissent des fortunes virtuelles, s’achètent les leviers du pouvoir et se garantissent un avenir doré aux sommets des falaises.

On est, bien sûr, toujours le marécage ou la falaise d’un autre. L’Europe est une falaise pour ceux et celles qui tentent de s’extirper des marécages africains ou moyen-orientaux. Trump, un homme de la falaise, a été élu par ceux se rapprochant du marécage pour qu’il le transforme en falaise. La politique fiscale de Macron poussant une partie de la population vers le marécage, a transformé celle-ci en un mouvement de résistance qui campe désormais au pied de la falaise parisienne.

L’ordre mondial négocié de manière multilatérale au sein des institutions internationales a vécu. Cela ne faisait jamais que quinze ans qu’il agonisait, même si le chacun-pour-soi qui le remplace actuellement n’est pas particulièrement rassurant. La Chine se sent libre de menacer Taiwan de rattacher l’île par la force si nécessaire. Personne ne compte aller reprendre la Crimée aux Russes, et les Turcs sont libres d’éradiquer les Kurdes qui ont pourtant aidé les Occidentaux à défaire Daech. Le Royaume-Uni quitte le navire européen et les européens entre eux ne sont d’accord sur rien, même pas sur la taxation des GAFAM.

Une restructuration géopolitique du monde est en cours, les accords bilatéraux et les alliances pas forcément naturelles prenant le pas sur 30 ans d’un modèle théoriquement multilatéral, mais en réalité dominé par les USA qui faisaient ce qu’ils voulaient (et souvent n’importe quoi), période qui elle-même faisait suite à 40 ans de face-à-face entre les blocs de l’Est et de l’Ouest.

Pour des chercheurs tel Peter Turchin, dont je présentais l’hypothèse d’un cycle séculaire long et d’un cycle générationnel court dans le billet « Vers la fin de la civilisation occidentale? » (1), la fin du cycle des grandes institutions d’après-guerre au profit d’un cycle plus individualiste et agressif (le cycle générationnel) se combine avec la fin du cycle séculaire, de plusieurs siècles, applicable aux grandes civilisations passées:

En Chine, en Russie, en Egypte des civilisations ont germé selon un schéma relativement égalitaire, suivi d’une croissance menant à un surplus de main d’oeuvre par rapport à la demande. Ce surplus, mettant les gens en concurrence et faisant baisser les coûts, tend alors à enrichir les possédants et à appauvrir les masses, augmentant les inégalités vers un point de rupture.

Notre propre civilisation productiviste mondialisée, même si elle s’enrichit globalement, est clairement soumise à cet effet inégalitaire qui transforme le paysage vallonné en un vaste marécage parsemé de hautes falaises. Pire encore, cet effet est en phase d’accélération du fait du changement climatique d’une part, qui agrandit le marécage, du fait de la percée prochaine de l’intelligence artificielle qui va radicalement modifier le schémas productiviste d’autre part.

Pour la faire court, l’IA associée au « big data » et à l’omniprésence des réseaux va permettre à ceux des falaises non seulement de se passer d’une bonne partie de ceux qui, aujourd’hui encore, ont de bons boulots et s’accrochent aux parois des falaises, mais en plus d’accroître leur pouvoir technologique et maintenir le marécage à distance. (2).

Quelles formes peuvent prendre cette scission sociale, la résistance et les conflits qui en résulteront? On voit les prémices d’insurrections à venir avec le phénomène actuel des Gilets Jaunes, les Etats s’équipent de matériel de combat anti-insurrectionnel, de systèmes de surveillance et d’un arsenal juridique toujours plus restrictif et intrusif. Le terrorisme ne tue pas grand monde en Occident mais il est très utile pour justifier des trains entiers de mesures liberticides, qui visent surtout ceux ou celles qui pourraient vouloir prendre les falaises d’assaut.

A moins d’un écroulement civilisationnel global, face auquel les mises en gardes ne manquent pas (3), la mutation à venir ressemblerait plutôt au Meilleurs des Mondes de Aldous Huxley. Un monde où la réalité virtuelle et l’IA remplaceraient sans doute le conditionnement génétique pour arriver à peu près au même résultat: une population divisée entre une petite partie privilégiée qui contrôle la majeure partie qui, elle, se voit poussée à s’échapper dans des mondes parallèles ou à crever dans la misère ou sous les balles de la police, selon les moyens dont elle dispose (4).

Une telle situation peut-elle perdurer? Tout dépend des ressources disponibles pour alimenter le système, sachant que les technologies de l’information sont très gourmandes en énergie et que le « renouvelable », dans sa forme actuelle du moins, ne l’est pas vraiment vu qu’il consomme énormément de ressources limitées, telles les terres rares, et de composants à haute densité énergétique (moteurs électriques, serveurs, batteries, écrans etc…). Les TIC consomment au moins 10% de la production électrique mondiale (5) et cette proportion ne fait qu’augmenter, sans compter le coût énergétique de production des équipements sous-jacents.

Pour éviter le krach énergétique associé à la disparition des ressources non renouvelables utilisées aussi bien par les TIC en général que le secteur du renouvelable lui-même, les optimistes comptent sur le découplage entre l’empreinte écologique au sens large, et la quantité de biens et services produite. C’est l’équivalent énergétique de la productivité au travail, au sens où l’on produit nettement plus de richesse aujourd’hui qu’hier, à nombre d’heures équivalent. Pourtant ce découplage énergétique n’est pas du tout démontré, au contraire on constate toujours une croissance de la consommation énergétique proportionnelle à la croissance économique en général (6).

Il n’est pas exclu que ce découplage advienne un jour, par exemple si le processus de fusion froide (LENR) était démontré et commercialement rentable (7), ou si la fusion nucléaire (ITER) devenait réalité. Mais pour l’instant, et les 2-3 décennies à venir, il vaut mieux ne pas compter dessus.

Nous sommes donc face à une étape du fameux Grand Filtre Civilisationnel (8): la synchronicité de la fin d’un cycle séculaire avec la fin d’un cycle générationnel, associée à un changement climatique et la fin prévisible des ressources naturelles nécessaires à l’achat de la paix sociale. Ceci forme un barrage en travers de la route qui nous laisse trois options: s’y crasher à pleine vitesse (politique mondiale actuelle menée par des élites politiques et économiques attachées au court-terme), ralentir pour passer sans trop de dommages (politique de décroissance et de coopération, changement de paradigme), ou trouver le moyen de passer au-dessus (politique techno-optimiste ou « scientiste », celle des élites du monde technologique).

Le récent crash du Bitcoin est un indice de la limite de la croissance à base d’énergie, cette monnaie spéculative étant fortement associée au coût énergétique de sa production (9). On lit ici et là toutes sortes de prédictions concernant un krach boursier de grande ampleur en 2019 ou 2020. Le pari le plus sûr pour passer ce barrage semble être celui de la décroissance mais nous sommes loin, très loin d’une acceptabilité de ce nouveau paradigme au sein des sociétés mondiales. Même chez ceux et celles qui prônent cette approche en principe, la plupart n’est pas disposée à abandonner pour autant sa voiture, ses écrans, son chauffage central, ses voyages en avion.

Le seul endroit où j’ai pu constater une réelle décroissance en marche est la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avant son évacuation forcée (10). Et on ne voit pas bien comment on pourrait imposer à la Chine, aux Américains, aux Indiens, aux Brésiliens sous Bolsonaro une quelconque politique de ce type si déjà nous-mêmes ne l’acceptons pas.

Peut-être les transhumanistes ont-ils raison après tout: seule une infime partie de l’humanité peut survivre au crash qui vient, celle ayant les moyens de s’augmenter et de se protéger, celle qui vit sur les plus hautes falaises et qui se considère comme l’étape suivante de l’évolution humaine. Celle qui après les quelques 30 000 ans du règne sans partage de Homo Sapiens s’apprête à évoluer vers ce que j’appelle Sapiens+ (11).

Et nous dans tout cela? Au moins donner un sens à notre vie, et à notre mort. Ce que les machines ne pourront jamais faire.

Liens et sources:

(1) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/31/vers-la-fin-de-la-civilisation-occidentale/

(2) https://zerhubarbeblog.net/2018/04/19/intelligence-artificielle-le-cas-chinois/

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9ories_sur_les_risques_d%27effondrement_de_la_civilisation_industrielle

(4) https://zerhubarbeblog.net/2017/07/04/strategies-pour-ceux-qui-ne-sont-rien/

(5) https://www.connaissancedesenergies.org/an-overview-of-the-electricity-used-by-the-global-digital-ecosystem

(6) https://reporterre.net/La-civilisation-a-atteint-son-seuil-de-contre-productivite?fbclid=IwAR3JI3ccAWKtSR8fcTh5g138KzYbreqS9ACcem54bh26SrPANFtuTPr33rU

(7) https://zerhubarbeblog.net/2016/05/24/e-cat-fusion-froide-magouilles-et-gros-sous/

(8) https://zerhubarbeblog.net/2018/01/22/le-grand-filtre-de-lexpansion-civilisationnelle/

(9) https://www.crypto-france.com/crash-bitcoin-1000-dollars-2018-analyste-wall-street/

(10) https://zerhubarbeblog.net/2017/11/29/depuis-la-zad-de-notre-dame-des-landes/

(11) https://zerhubarbeblog.net/2018/06/07/de-sapiens-a-sapiens-du-mythe-a-la-dystopie/

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