Le discours naturaliste naît avec clarté sous la plume d’André Leroi-Gourhan, dans son ouvrage « Le geste et la parole », plus précisément dans l’avant-dernier chapitre du tome II dans lequel l’auteur expose sa conception historico-ethnologique de la société primitive. Il y écrit « Le comportement d’agression appartient à la réalité humaine depuis les australanthropes au moins et l’évolution accélérée du dispositif social n’a rien changé au déroulement de la maturation phylétique » (p. 237). L’agression lui apparaît comme un comportement naturel, biologiquement inscrit, encodé dans l’espèce dès ses racines les plus anciennes. Il caractérise par la suite cette violence inhérente à l’homme en lui assignant un but utilitariste, en accord avec la théorie de l’évolution: « Dans tout le cours du temps, l’agression apparaît comme une technique fondamentalement liée à l’acquisition et chez le primitif son rôle de départ est dans la chasse où l’agression et l’acquisition alimentaire se confondent. » (P. 236). L’économie primitive serait ainsi au premier chef une économie de prédation, vouant l’homme à un comportement d’agression. Leroi-Gourhan propose une explication intéressante articulant la violence comme technique d’acquisition alimentaire permettant la perpétuation de l’espèce, mais il n’éclaire pas le type spécifique d’agression exprimé dans la violence guerrière et qui n’a pas nécessairement pour vocation une acquisition en tant que telle (qu’elle soit alimentaire ou non). Il tente cependant une explication à ce sujet: « Entre la chasse et son doublet, la guerre, une subtile assimilation s’établit progressivement, à mesure que l’une et l’autre se concentrent dans une classe qui est née de la nouvelle économie, celle des hommes d’armes » (p. 237). Par ce concept flou d’assimilation subtile est ainsi justifié le passage du chasseur au guerrier, qui, détenteur de la force, sera dès lors susceptible de la mobiliser à son profit afin d’acquérir l’ascendant politique sur le reste de la communauté. Articulation logique qui semble un peu légère pour un savant par ailleurs irréprochable dans la spécialité qui fut la sienne (la préhistoire), et qui fait abstraction de mécanismes sociaux qui sont pourtant singuliers et caractéristiques de l’espèce humaine.
La guerre, pour Leroi-Gourhan, ne serait donc qu’une évolution de la chasse, ou une sous-catégorie, propriété émergente contingente de ces pratiques. La guerre serait une simple « chasse à l’homme ». Pourtant, l’on sent bien que la différence fondamentale entre la guerre et la chasse ne se limite pas à une simple question de degré, mais est bien plus profonde dans son objet, dans les représentations qu’elle convoque, comme dans sa finalité. La chasse à l’homme1 existe, et elle n’est pas la guerre. Pour mieux appréhender cette différence, il nous faut revenir vers les primitifs contemporains et ce que nous enseigne l’expérience ethnographique. Le but de la pratique cynégétique étant l’acquisition de nourriture en vue de satisfaire un besoin physiologique vital, son moyen est en effet la violence: il s’agit de tuer un animal afin de pouvoir le consommer. Mais c’est une violence dont la finalité est utilitaire et qui ne convoque pas d’émotions spécifiques. Il n’est aucun besoin de haïr sa proie ni d’éprouver une quelconque agressivité (et bien souvent, c’est au contraire un sentiment de gratitude qui prévaut, tel que l’étude de nombreuses peuplades le met en évidence). Au-delà, pourquoi attribuer préférentiellement la connotation d’agressivité de ce comportement à l’espèce humaine alors que la chasse est commune à toutes les espèces animales prédatrices? Les animaux chassent, mais pourtant aucun ne fait la guerre. Toute technique d’acquisition alimentaire, et ce quelle que soit l’espèce, devrait selon ce cadre de pensée s’analyser logiquement en termes de comportement d’agression. Or ce qui motive les prédateurs, et parmi eux le chasseur primitif, c’est la faim, à l’exclusion de tout autre sentiment. Ce qui distingue radicalement la guerre de la chasse c’est que la première repose sur une dimension absente de la seconde : la dimension émotionnelle, à laquelle appartient l’agressivité. En corollaire, à moins de supposer que le but de la guerre soit toujours alimentaire, et que l’objet de ce type d’agression soit l’homme en tant que gibier destiné à être consommé, cette réduction de la guerre à la chasse ne repose sur aucun fondement conceptuel. Allons plus loin: si la guerre n’était que la chasse à l’homme, alors l’anthropophagie serait son horizon absolu. Or l’on sait bien qu’il n’en est rien. Même chez les tribus cannibales le but de la guerre n’est jamais de tuer les ennemis pour les manger.
La réduction de la question de la guerre à la biologie telle que la conceptualise André Leroi-Gourhan conduit inévitablement à en évacuer toute la dimension émotionnelle et au-delà sociale pourtant fondamentale. Il nous apparaît au contraire que la guerre primitive ne doit rien à la chasse, mais qu’elle s’enracine non pas dans la réalité de l’homme comme espèce (puisqu’absolument toutes les autres espèces diffèrent de l’homme en ce qu’elles ne manifestent pas de dimension guerrière), mais dans l’être social de la société primitive. La guerre fait signe par son universalité finalement plus vers la culture que vers la nature. La guerre nécessite un groupe, des dynamiques interindividuelles, et ne peut dès lors s’analyser en occultant sa dimension sociale: la guerre est un phénomène hautement social. Le discours naturaliste ne permet donc pas d’expliquer la violence ni la guerre, en tant qu’il se trompe d’objet d’étude. Voyons maintenant si la lecture qui en est proposée par le discours économiste s’avère conceptuellement plus robuste.
[cryptothanks]1 Chamayou Grégoire, Les chasses à l'homme. La Fabrique Editions, « Hors collection », 2010, 248 pages. ISBN : 9782358720052. DOI : 10.3917/lafab.chama.2010.01. URL : https://www.cairn.info/les-chasses-a-l-homme--9782358720052.htm
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