Je dis depuis longtemps que la peur rend les humains stupides, et même qu'elle constitue pour le cerveau une agression et un poison. Mais, à certains moments, je me suis aussi demandé s'ils ne pourraient pas finir par être lassés de la peur... ce point où ils décident qu'elle doit cesser et qu'il est temps de l'évacuer.
Il s'avère cependant que j'ai fait preuve d'un optimiste certain en matière de lassitude face à la peur. J'ai lu le dernier livre de Robert Sapolsky, Behave : The Biology of Humans at Our Best And Worst [« La biologie humaine qui dirige nos pires et plus belles actions. », ouvrage non traduit en français - NdT], et j'ai été déçu par les résultats des études les plus récentes sur les conséquences à long terme de la peur — que l'on nomme en terminologie académique, le stress chronique.
Ma déception a toutefois rapidement été tempérée par deux choses :
J'ai obtenu des informations sur les mécanismes toxiques de la peur ;
J'ai appris que la neurologie humaine est extrêmement variable, qu'il y a des exceptions à tout, et que si le tableau d'ensemble était aussi sombre que le laissent penser les troublantes conclusions, nous aurions depuis longtemps régressé à l'état de singes meurtriers. Il est presque inutile de le préciser, mais 2020 aura été l'Année de la peur. Je suis un peu abasourdi par son ampleur. En temps normal, il existe un certain attrait à s'imprégner d'histoires effrayantes — notre capacité à regarder le mal dans les yeux nous donne l'impression d'être vivants — mais 2020 a de loin dépassé ce stade. Ce à quoi nous assistons est bien plus qu'une simple débauche de peur, et il existe certains moyens de communication (y compris des sites web) que je ne peux que qualifier d'obscènes.
Cette profusion de peur est bien plus destructrice qu'on ne le pense.
Les séquelles neurologiques d'une peur perpétuelle
Je vais citer Sapolsky, l'un des meilleurs neuro-scientifiques de notre époque. Pour simplifier, je vais légèrement modifier son texte et supprimer les références aux zones cérébrales, et les citations seront suivies de quelques précisions.
« En cas de stress chronique, nous sommes plus craintifs, notre réflexion est embrouillée, nous évaluons mal les risques et plutôt que d'intégrer de nouvelles données, nous agissons par habitude de manière impulsive. » Lorsque nous sommes soumis à un flux continu de peur — comme de lire tous les jours des grands titres médiatiques effrayants — notre pensée s'effondre. Permettez-moi de le dire très simplement : quand bien même vous seriez à la base très intelligent, lorsque vous vous exposez à la peur plusieurs heures chaque jour, vous devenez stupide. Et comprenez-moi bien : c'est biologique. Le fonctionnement de votre cerveau devient celui d'une personne stupide — et oui, j'utilise « stupide » de façon très peu scientifique.
Gardez également à l'esprit que la peur fonctionne. Ceux qui à la télévision, sur les pages web et les médias sociaux répandent la peur en sont récompensés. Ils sont devenus, pour faire une métaphore vague mais certainement pas illégitime, des trafiquants de drogue, qui vendent des produits nocifs qui rendent les gens accrocs. En outre, ce sont des professionnels. Les sociétés de médias sociaux sont pleinement conscientes que leurs modèles commerciaux dépendent de l'addiction de leurs usagers. Elles s'assurent de les garder intoxiqués.
Dès lors, les peurs que les gens dévorent leur sont transmises par ceux-là même qui en tirent profit.
« Le stress affaiblit les connexions essentielles pour intégrer de nouvelles informations à même de susciter l'adoption d'une nouvelle stratégie — tout en renforçant les connexions des circuits habituels du cerveau. » En d'autres termes, la peur vous enferme dans vos habitudes et vos choix antérieurs. Elle diminue littéralement les voies cérébrales qui vous permettent de changer d'avis.
C'est grave, et je suppose que vous avez déjà observé des exemples de ce phénomène.
« Sous l'effet d'un stress chronique, nous traitons rapidement et automatiquement les informations importantes sur le plan émotionnel, mais avec moins de précision. La mémoire de travail, le contrôle des impulsions, la prise de décision, l'évaluation des risques et le déplacement des tâches sont altérés. » Une fois de plus, une peur prolongée enferme les individus dans une voie où ils sont déjà engagés. Et encore une fois, c'est biologique. Les circuits cérébraux sont directement affectés.
Et pourtant...
D'après tout ce que j'ai écrit ci-dessus — et il existe d'autres effets néfastes comme la violence domestique... — il semblerait que nous soyons condamnés : nos voisins abreuvés d'angoisse ont le cerveau paralysé, et tant que le flux de l'effroyable se poursuivra — et tout laisse à penser que cette tendance ne s'arrêtera pas — leurs préjugés seront de plus en plus rigides et la violence se poursuivra et s'intensifiera.
Et pour certaines personnes, tout ce qui précède sera vrai. La peur détruit de la manière la plus directe : biologiquement.
Pourtant... la biologie n'est jamais simple et en particulier au niveau humain. Bien que ce qui précède soit généralement vrai, les exceptions existent ; parfois, elles sont même nombreuses. Et ce sont ces exceptions qui maintes et maintes fois nous ont sauvés.
Une peur perpétuelle entraîne des esprits polarisés et enfermés, ce qui conduit par ailleurs à une opposition impulsive, à la violence et au meurtre.
Nous le constatons actuellement et nous continuerons à le faire pendant un certain temps. Le monde est, semble-t-il, devenu avide de peur.
Et pourtant, beaucoup d'entre nous refusent, et c'est loin d'être fini.
Une fête a eu lieu dans mon quartier il y a deux jours : de la musique, des discussions, des jeux, des rires, etc. C'était le premier bruit joyeux que j'entendais en public depuis longtemps.
La vie trouve toujours son chemin, et surtout la vie humaine.