Sur le site de l'Agence France Presse, un splendide billet de blog intitulé « Droits voisins : une question de vie ou de mort » et signé du directeur du bureau AFP de Bagdad, Sammy Ketz, interpelle les députés européens à propos de l'article 11 de la directive sur le droit d'auteur (voir la procédure en cours sur le site du Parlement UE) qui vise à doter les organes de presse d'un droit de reproduction et d'un droit de représentation vis à vis des éditeurs de service en ligne.
Bref, pouvoir faire payer Google et autres dès qu'ils créent un lien vers un article protégé par ces droits nouveaux, à condition, précise le projet d'article 11, que le contenu reproduit soit « substantiel » — la définition de ce terme étant laisée à chaque État membre, ce qui implique qu'elle pourrait varier d'un pays à l'autre. Ça promet.
Le texte de Monsieur Ketz est superbe. C'est un homme qui aime la guerre et qui en parle bien :
ils [ses amis journalistes de guerre] avaient partagé avec moi des peurs effroyables terrés derrière un mur qui tremblait autant que nous sous l’impact des explosions, des joies indescriptibles quand nous arrivions au but, que nous allions raconter au monde la « vérité » que nous avions vue de nos propres yeux, des rencontres inouïes avec des seigneurs de guerre et leur cour d’hommes armés jusqu’aux dents qui tripotaient leur pistolet ou leur poignard en souriant pendant que nous interrogions leur chef, la poignante tristesse qui s’emparait de nous face à des civils hébétés pris au piège, des femmes protégeant maladroitement leurs enfants alors que les balles entaillaient le mur du réduit où elles avaient trouvé refuge.
C'est émouvant. On est quelque part entre la pub pour l'armée de terre et la bande annonce d'un blockbuster anti-ennemis des US (anti tout le monde, donc, si on les écoute).
Mais derrière ces « joies indescriptibles » d'enjamber des cadavres et ces « rencontre inouïes » avec des fous sanguinaires se cache un constat amer :
Soyons concrets, en plus de 40 ans de carrière, j’ai vu le nombre de journalistes sur le terrain diminuer de manière constante alors que les dangers n’ont cessé de croître.
J'adore cette phrase, je la recopie :
Soyons concrets, en plus de 40 ans de carrière, j’ai vu le nombre de journalistes sur le terrain diminuer de manière constante alors que les dangers n’ont cessé de croître.
On ne peut s'empêcher de penser qu'il y aurait peut-être bien les prémisses d'un début d'idée selon laquelle il se pourrait bien que l'on décèle un commencement de cause à effet dans tout ça. Relisons la encore :
Soyons concrets, en plus de 40 ans de carrière, j’ai vu le nombre de journalistes sur le terrain diminuer de manière constante alors que les dangers n’ont cessé de croître.
Bref, les « jeunes d'aujourd'hui » sont peut-être moins suicidaires que leurs aînés — la guerre est devenue très technique comme Monsieur Ketz l'indique également — et sont aussi sans doute moins passionnés par les cadavres et les fous sanguinaires. Peut-on leur reprocher ?
Et puis surtout, il ne faut pas oublier non plus que, contrairement à la situation d'il y a quarante ans, le monde est nettement plus pacifique aujourd'hui. Bien sûr, cela n'enlève rien à l'horreur des quelques conflits encore ouverts ni à l'importance qu'il y a d'en rendre compte, mais la froide réalité des chiffres indique clairement que la guerre ne tue plus beaucoup de monde de nos jours et c'est tant mieux, sauf bien sûr quand c'est son gagne-pain. On peut comprendre ça.
Mais pour Monsieur Ketz et les journalistes de guerre co-signataires de son texte, le fond du problème n'est pas là. S'il y a moins de reporters sur le terrain c'est parce que les organes de presse n'ont plus les moyens financiers de les y envoyer. D'abord, et il a raison de le rappeler, les assurances refusent désormais de couvrir de tels risques. Et si telle ou telle armée prend les reporters en charge, où est alors leur indépendance ?
Du coup, pour trouver des sous, on va faire payer ceux qui utilisent les reportages pour nous vendre de la pub : les tristement célèbres GAFA. Et pour les faire payer, on crée des droits pour les organes de presse. Toi qui lis, si tu trouves ça logique, lève la main.
Car une fois encore, on se retrouve avec le même choc frontal que pour la musique, entre deux modèles économiques incompatibles.
D'un côté, la presse, la musique, le film, bref le modèle fondé sur la rareté et le contrôle étroit de la diffusion, du nombre de copies en circulation. Le royaume du contrôle d'accès, du péage incontournable.
De l'autre, l'ordinateur connecté à d'autres ordinateurs, l'univers de la copie tous azimuts, le règne de l'abondance, de la multiplicité où « chaque usager est un diffuseur » comme le soulignait Pierre Lescure quand il présidait la commission Acte II de l'exception culturelle.
Nous ne sommes pas là sur l'autoroute où il est facile de placer un péage mais dans une toile de milliards de chemins de traverse où mettre en place un contrôle illusoire coûte infiniment plus cher que faire l'effort de réfléchir un peu pour adapter son modèle économique.
La tentation d'utiliser la force ne peut pas fonctionner
Imaginons un instant la réaction des plateformes de services en ligne visées par le texte si celui-ci devient loi (un jour, parce que transposer une directive européenne est très long).
D'abord, elles ne peuvent que souligner la mauvaise foi des demandeurs. En effet, Google a mis en place depuis des années un mécanisme qui permet à tout administrateur de site web de dire au moteur de recherche quel contenu doit être indexé ou pas. Cela se fait via un simple fichier texte qu'il faut appeler robots.txt et dont le contenu est simple à définir. Donc, les organes de presse disposent déjà, et depuis longtemps, d'un contrôle total au moins sur ce que Google inclut dans les résultats de recherche. S'ils ne veulent pas ou plus que tel ou tel contenu apparaisse, il ne tient qu'à eux de le décider. Reste par contre la question de ce que les internautes partagent sur les réseaux sociaux...
Dès lors, les plateformes de services n'ont guère que trois possibilités :
Négocier et payer. Bon, il faudra déjà définir ce que l'on considère « substantiel », c'est à dire ouvrant droit à rémunération. Pour cela, il faudra bien mettre en place des robots qui vont analyser chaque contenu posté sur ces plateformes. C'est cette surveillance généralisée renforcée que dénoncent les groupes de défense des libertés civiles. En plus, ça va coûter bonbon, qui va payer ? Oh, à propos...
Mais, mais, mais, mais, mais... si les plateformes doivent payer, cela signifie que la rentabilité de leur modèle économique va baisser. Donc, certains services aujourd'hui gratuits, comme le référencement ou le partage, pourraient eux aussi devenir payants pour l'éditeur du contenu. C'est logique après tout : vous êtes un organe de presse ? Vous voulez que vos contenus puissent être partagés par les utilisateurs de notre service ? Alors, vous devez payer, mais rassurez-vous : vous récupérerez une partie de cette somme dans de nombreux mois via vos nouveaux droits de propriété intellectuelle... Enfin, si vous parvenez à mettre en place un mécanisme de gestion collective parce qu'on a pas le temps de négocier individuellement. Après tout, les francophones ne représentent que 6% du nombre d'internautes, alors vous comprenez, ce n'est pas une priorité...
Dernière possibilité, on ne paie pas et on supprime les contenus provenant des organes de presse de l'Union Européenne. Ce qui serait un avantage non négligeable pour d'autres sources d'information : russes, chinoises, américaines du nord et du sud, d'Afrique aussi. Au fond, on se demande si ce ne serait pas même un avantage pour nous citoyens européens, histoire de voir un peu le monde à travers d'autres yeux. À méditer.
Enfin, je ne peux pas terminer sans dire que réclamer des droits quand on est reporter de guerre, ou même reporter en général, me choque un peu car au fond, si on veut aller au bout de la logique, ces droits n'appartiennent-ils pas plutôt à tous ceux, héritiers ou rescapés, dont les reporters ne sont qu'un écho ? C'est là toute l'absurdité d'un monde où les personnes qui font quelque chose passent au second plan vis à vis de celles qui en parlent.