Alphana
Florian Houdart - Octobre 2017
Nouvelle issue de mon futur recueil : Avant la fin.
Stenton étire ses bras dans un avion sans aile, projeté à grande vitesse, comme un missile tiré. Alphana est venue chercher ses élus. Il y a une heure à peine, une délégation d'officiels les guettait, impassibles et sobres dans une tenue militaire unie. Ils étaient armés d'un sourire quasi mécanique.
Bruxelles s'éloigne à présent, d'abord noyau puis tête d'épingle. La limousine de verre fend le ciel. Même sous les pieds, tout est translucide. Le monde extérieur ne sera désormais vu que de haut. D'ailleurs, seul un halo de pollution subsiste à présent de la capitale européenne. Le ring infernal qui entoure la métropole n'est pas discret et ne cessera jamais sa course insensée.
Stenton engloutit tout du regard depuis ses verres de lunettes énormes qui font de ses yeux myopes deux télescopes. Pour l'étudiant de 21 ans, aspirant au grade d'ingénieur urbaniste, le spectacle d'une modernité fascinante a déjà commencé à se déployer.
L'avion fonctionne uniquement grâce à des turboréacteurs électriques alimentés par l'énergie solaire. Ici, pas de kérosène et donc peu de gaz à effet de serre. Les autorités ont imprimé en caractère gras leur première loi : aucune source de pollution n'entrera à Alphana, première « cité organique » sur Terre, un lieu entièrement basé sur la loi de Lavoisier : rien ne s'y perd, rien ne s'y créée, tout s'y transforme.
Les paysages défilent. L'engin balaie le monde avec fierté et nonchalance. C'en est presque irréel. Stenton trépigne. Il rejette une longue mèche noire qui lui brouille la vue. Ses doigts s'agitent. Il ne réalise toujours pas avoir « réussi tous les tests avec grand succès ». Hier, il a fêté ça. Il s'est arrosé de bière avec deux ou trois copains. Il a roulé un patin à un buisson tellement il était plein, puis il s'est couché à vingt-trois heures pour être sûr de s'éveiller et de profiter du lendemain. Là, il ne déchante pas.
Sur la petite tablette reposent plusieurs prospectus parfaitement empilés. Il les éparpille de sa main droite puis inspire profondément. Il est encore sonné malgré qu'il soit déjà dix-huit heures. Ce voyage n'est pas un doux rêve, il a besoin d'émerger.
Soudain, une hôtesse de l'air jaillit brusquement de l'arrière de l'avion. Son pas est rapide. Ses jambes se lèvent à la verticale et semblent ne jamais toucher le sol. Sans un mot ni un regard, elle s'approche du jeune adulte, ; se fige durant une fraction de seconde puis ses doigts s'animent frénétiquement. Elle empile à nouveau soigneusement la documentation en prenant soin de respecter l'ordre initial. Immédiatement après, elle disparaît plus vite encore qu'elle n'est apparue.
Stenton écarquille les yeux. Il remarque que ses lacets sont défaits. Il les noue aussitôt, de peur que cette drôle de femme surgisse à nouveau pour les lacer à sa place.
Puis, il se met à feuilleter instinctivement les prospectus. C'est ce que tout le monde fait. Le premier dépliant s'avère être un précis historique condensé. Il est destiné aux touristes lambda.
« Alphana est une étoile qui scintille au bout d'un conduit obscur. En 2030, la vie dans les mégapoles était devenue impossible pour les chinois à cause des pics de pollution atmosphérique sans précédent. L'industrialisation massive, combinée au réchauffement climatique, avait fait des ravages. C'est dans ce contexte que fut créée Alphana, première ville organique au monde. L'expérience fut un succès total. De nombreuses petites sœurs virent alors le jour, offrant aux citoyens une qualité de vie jamais égalée. »
Stenton relève la tête et se perd dans ses souvenirs d'orphelin adopté à huit ans par un couple de quinquagénaires belges. Enfant de la rue, il avait contracté une vilaine pneumonie avant d'être sauvé d'une mort probable par ces généreuses personnes. Il avait donc les meilleures raisons au monde de visiter la Chine d'aujourd'hui et ses villes prodiges, maintenant que comme lui, le pays s'était redressé.
Les autres élus sont plongés dans la lecture des dépliants, à l'exception d'une jeune fille aux cheveux mi-longs, noyée dans un t-shirt trop grand. Ses boucles rousses ondulent légèrement. L'étudiant se dit qu'elle aussi doit penser à des choses essentielles en ce moment. Il ne sait pas à quoi, mais elle est ailleurs. Tout ce qu'il peut dire, c'est que cet enfant sauvage est plutôt agréable à regarder.
Cependant, ce spectacle est rapidement coupé. Une hôtesse surgit à nouveau en trombe. Impossible de dire si c'est la même que tout à l'heure ou non. Stenton a vu le personnel aligné en rang lorsqu'il est monté dans l'avion. Il assistait, impassible, à l'embarquement. Il fallait s'assurer que tout aille bien. Mais l'uniforme a recouvert l'humain, rendant chaque agent égal à un autre. Difficile, dès lors, de décerner des subtilités sur les visages.
L'hôtesse tend un comprimé à la fille. Elle le lui fourre presque sous son nez, d'un geste bref et franc. Scène anodine et pourtant d'une violence inouïe. La passagère l'avale. Ses pieds se calment de suite.
Stenton s'interroge tout en s'efforçant de ne plus montrer aucun signe de nervosité. Il se convainc intérieurement que tout se passera bien. Sa position est enviable : il fait partie de l'infime minorité qui entrera sur le territoire d'Alphana quand l'immense majorité de la population mondiale ne croit plus au futur. D'un continent à l'autre, les arbres se meurent, les naissances se raréfient et les décideurs s'enferment dans des palais de lâcheté. En ces temps tourmentés, l'espoir ne survit plus qu'au travers de modèles d'un autre possible, que l'on attend telle des prophéties.
Et pendant ce temps, lui, survole cette humanité troublée à bord d'une limousine de verre qui flotte dans l'air à basse altitude. Les autorités veulent manifestement que les passagers apprécient la Chine de 2057, ce géant apaisé qui domine le monde avec le soutien de la Russie et des États-Unis d'Europe. Le voyage dure à peine trois heures, c'est-à-dire le temps moyen nécessaire pour lire les 200 pages de prospectus au format poche offertes à chaque passager.
L'on s'en doutait : lorsque les premières têtes se relèvent, une voix hachée, mi-humaine mi-machinale, annonce que l'atterrissage est imminent. De petits robots surgissent alors du fond de l'engin. Ils ont l'aspect de centrifugeuses qui tournoient sur elles-mêmes en se déplaçant. Leur gabarit est celui d'une grosse poubelle. Des dizaines de bras métalliques filiformes émergent de la cavité centrale de ces étranges adjuvants. Les bras semblent pouvoir s'étirer à l'infini.
Le moment de l'inspection est venu. Les robots s'approchent des sièges, tâtent les poches des occupants, plongent parfois dans le pli d'un vêtement. Rien à signaler si ce n'est la présence d'un cutter chez un jeune homme à l'air sévère et à la bouche tordue. L'ustensile est immédiatement détruit comme le prévoyait le règlement.
Bientôt c'est une mosaïque de temples d'ivoire et de buildings attrayants, comme colorés par un esthète, qui s'avance vers les occupants. La terre est en vue. De vastes drapeaux s'agitent, gratinés de nombreuses étoiles. Ce sont ceux des États-Unis d'Europe et de la Chine nouvelle qui se mêlent, s'entrelacent.
Une autre délégation d'officiels se forme, le sourire juché sur des tenues militaires unies. Les étudiants étrangers sont visiblement très attendus. Tout est sous contrôle.
Stenton descend de l'avion à pas pesés. Il se rapproche de la jeune fille à la tignasse ébouriffée. L'environnement est masculin. Il y a bien l'une ou l'autre femme parmi les officiels, quelques demoiselles parmi les passagers et bien sûr les hôtesses, mais la représentation de l'autre sexe s'arrête là. Du coup, cela n'en rend l'enfant sauvage que plus attrayante.
À la sortie de l'aéroport, une stèle s'élance du sol et perce presque les cieux. La loi y a été gravée en caractères réguliers et anguleux. On est frappé par le caractère monolithique de l'œuvre. On ne peut que s'arrêter et lire :
- Tu ne pollueras pas.
- Tu travailleras, en fonction de tes capacités. Le travail t'épanouira et bénéficiera à toute la communauté.
- Tu regarderas tes guides avec bienveillance en toutes circonstances.
- Tu ne feras entrer ni humain ni animaux dans la cité sans être accompagné de tes guides. Eux seuls savent ce qui est bon.
- Tu respecteras les couvre-feus et les zones interdites. Il est en effet un temps pour agir et un temps pour se reposer.
- Tu auras toujours sur toi le Mimic allumé.
- Tu seras stable et épanoui dans une cité moderne, sans pollution, sans gaspillage, sans délinquance, sans exploitation.
Pour être sûr de bien en comprendre la portée, Stenton relit une deuxième fois cette table des lois. Constatant son intérêt, un des officiels s'approche, tape sur l'épaule du jeune homme et clame, dans un français machinal :
- Ici, toutes les lois ont du sens. Pas de stress. Pas d'absurdité. Chaque chose est claire.
Il suspend sa respiration, comme pour ajouter quelque chose, mais se tait finalement. Un regard pèse sur l'ensemble des élus. Un des autres officiels tient le premier à l'oeil. Quel impair a-t-il commis en adressant la parole à Stenton ? Les us et coutumes de ses hôtes lui échappent.
Qu'importe. L'étudiant a la tête ailleurs. Il se dit que la demoiselle aux boucles rousses est le genre de filles qui aurait pu être présente à la beuverie d'hier soir. Stenton l'observe. Ses bras nus se hérissent de poils discrets, presque translucides. Elle a peur.
Soudain, elle s'approche de lui et rompt le silence :
- Bonjour. Je m'appelle Roxanne.
- Moi, c'est Stenton.
Bref échange qui n'aurait pas pu être plus banal. Néanmoins, la fille en a profité pour lui glisser discrètement un petit mot entre les mains. Stenton l'a enfoui avec précaution dans la poche arrière de son jeans et s'est promis de ne le découvrir qu'une fois seul, dans la chambre d'hôtel, là où des dizaines de paires d'yeux ne pèseront plus si lourd dans son dos.
La petite délégation suit son cours. Elle chemine tranquillement jusqu'aux abords d'un bâtiment en forme de couronne, aux proportions quasi surnaturelles. Il s'agit du Global Center, antichambre de la ville nouvelle dont chacun des dix niveaux propose une surface d'un kilomètre carré dédiée à un aspect de la vie à Alphana. Le mastodonte comprend notamment un musée, des salles de conférences, une cantine, un centre des technologies, un complexe commercial et des chambres pour les courts séjours. Le contrat signé avec les étudiants étrangers est sans équivoque : il s'agit d'une sorte de parcours initiatique et il est obligatoire d'y passer l'entièreté de la première journée sous peine de rapatriement immédiat.
Les invités franchissent, dans un calme religieux, les portes du Global Center - deux étranges lames de plusieurs mètres de long qui s'ouvrent et se ferment comme des tenailles. Le hall d'entrée est une salle à lui tout seul, à mi-chemin entre un salon d'exposition et une serre. Une forêt entière y a été grossièrement sculptée dans le roc. Impossible de dire s'il s'agit d'une œuvre d'art ou de simples objets de décoration. La réalisation n'a même pas été signée.
Sur chaque tronc figure une des valeurs prônées par Alphana. Les mots force, courage, loyauté, travail, efficacité, persévérance, modernité et innovation, gravés en lettres massives, s'imprègnent directement dans les esprits. À droite est fléché le musée. Face aux arrivants, se tient un imposant ascenseur en forme d'oeuf et à la robe de métal.
- Il est tard, constate l'un des officiels, dont la casquette est émaillée d'étoiles et de barrettes.
Certains consultent leur montre et approuvent les dires du commandant.
- Nous visiterons les différents niveaux demain, poursuit ce dernier. C'est un parcours essentiel. Il exigera votre plus grande vigilance. Pour l'instant, allons donc prendre un repas à la cantine. Ensuite, nous gagnerons vos chambres. Le couvre-feu débute dans une heure et trente-cinq minutes précisément. Filons !
Il est déjà en route lorsque Roxanne interrompt son pas :
- Monsieur, pourriez-vous nous annoncer de quoi sera fait le programme des visites ? Il nous avait été dit que l'on recevrait un planning dans l'avion mais aucune information ne nous a été donnée.
Le commandant répond du tac au tac :
- Ne pas comprendre de quoi la lumière est formée ne vous empêche pas de bénéficier de ses rayons. Allez, Filons.
Plus personne ne posera dès lors de questions.
La cantine est une salle insondable, dont les contours s'effacent avec la distance. Elle est soutenue par des dizaines de piliers immaculés. En cuisine, de nombreux travailleurs s'affairent tels des fourmis, multipliant les mêmes allers-et-venues, les mains chargées d'aliments. Les fourneaux sont ouverts, ce qui permet de suivre les moindres faits et gestes du personnel.
Le responsable de la cantine apparaît dès qu'il perçoit l'arrivée des convives. Souriant et décontracté, il annonce d'une voix calme et atone :
- Vous allez avoir la chance de goûter le moult, spécialité d'Alphana. Il a été conçu par nos meilleurs nutritionnistes. Notre centre de recherches a également prouvé qu'une personne se nourrissant exclusivement de moult vivrait plus longtemps et ne contracterait aucune pathologie du tube digestif. Prenez donc place, chers amis ! Vos bols ont déjà été servis.
La vingtaine d'élus prend place et jauge la pâte ocre qui gît sur une nappe blanche. Son aspect n'est pas très engageant. Certains hésitent, d'autres s'empressent d'engloutir une bouchée pour ne pas froisser leurs hôtes. Stenton prélève une quantité minuscule du bol et la porte à ses lèvres. C'est une sorte de gruau qui a la saveur de mille et un ingrédients sans que l'on puisse déterminer quels en sont les composants. Le moult s'avère vite écœurant et de plus en plus difficile à avaler au fil des bouchées. Les avis sont plutôt unanimes. À part le jeune homme à la bouche tordue, tout le monde laisse une portion plus ou moins importante de la mixture dans le bol.
L'heure passe, les moues des officiels se renfrognent et c'est seulement vingt minutes avant la tombée du couvre-feu que le commandant enjoint tout le monde à découvrir ses quartiers, bien que les bols ne soient pas vides. Personne n'ose exprimer son mécontentement par rapport à la nourriture servie. Chacun sait que ce qui est sain pour l'organisme n'est pas forcément bon au goût. D'aucuns culpabilisent même de ne pas avoir pu passer au-delà de saveurs peu engageantes. Alphana est la ville la plus saine au monde, non ?
Après un voyage de quelques secondes à peine dans l'ascenseur, le niveau dédié à l'hôtellerie s'impose dans ses teintes or. Ici, l'intimité n'existe pas. Les chambres se dévoilent derrières des portes de verre, entièrement transparentes. Elles ont la particularité d'avoir la forme hexagonale des alvéoles et ce, dans leurs trois dimensions. Cela leur confère à la fois un aspect impersonnel et chaleureux, déconcertant pour beaucoup d'esprits humains.
L'un des guides, celui qui coordonne les collections du musée, se lance dans un commentaire enjoué :
- Magnifiques loges, n'est-ce pas ? Les abeilles sont un modèle pour nous. Nous apprécions leurs ouvrages méticuleux. Savez-vous que ces créatures prodigieuses ont pu être sauvées de l'extinction grâce à nos programmes de clonage ? Elles vivent aujourd'hui pleinement épanouies dans les villes organiques qui se sont acharnées à combattre la pollution. L'abeille est d'ailleurs l'emblème de Deltana, notre cité sœur dans l'Ouest de la Chine.
Les visages s'illuminent. Empêcher la disparition d'espèces animales utiles met tout le monde d'accord. Et c'est sur ce message bon enfant que chacun s'enfonce dans la loge qui lui a été réservée en fonction du numéro du siège occupé dans l'avion.
« C'était la place 17 » se rappelle Stenton. Il gagne donc l'alvéole n°17 avec impatience. Son portable est équipé d'une lampe qui lui permettra de découvrir ce qu'a griffonné Roxanne sur le bout de papier.
Très vite, les lumières s'éteignent brusquement. Le couvre-feu vient d'entrer en vigueur. Le jeune homme se change en une fraction de seconde, gêné à l'idée de dévoiler un peu de nudité à ceux qui passeraient devant la vitre, bien que l'obscurité ne laisse pas entrevoir grand-chose.
Silence. Chacun doit être alité. Le moment est venu d'enclencher la fonction lampe de poche du portable. Stenton s'apprête à extraire le papier du jean qu'il a étendu sur une chaise lorsqu'il détecte deux yeux rouges dans la nuit. Il bondit. Des cris d'effroi se font entendre dans les alentours. Les autres auraient-il, eux aussi, reçu la visite de cette étrange présence ?
Soudain, les lumières se rallument brusquement et dévoilent l'identité de la chose. Stenton pousse un soupir de soulagement. Il s'agit d'un chien de petite taille et de race indéterminée. Il frétille jovialement de la queue dans un mouvement de balancier mécanique.
Une voix hachée s'échappe de l'angle opposé de la pièce et surprend à nouveau l'étudiant qui détecte la présence d'un haut-parleur.
Chers visiteurs. N'ayez crainte. Nous avons omis de vous prévenir. Un compagnon, parfaitement dressé par nos soins, vous a été adjoint. En effet, nos chercheurs ont mis en évidence que la présence d'un animal de compagnie au quotidien harmonisait l'humeur et les rythmes cardio-vasculaires.
Nous vous souhaitons le meilleur. C'est pourquoi nous avons décidé que vous bénéficierez également de la présence d'un chien. Son nom se trouve sur le collier qu'il porte. Rassurez-vous ,vous n'aurez pas à vous souciez de son entretien. Celui-ci sera nourri et sorti en votre absence.
Stenton jette un œil sur l'animal et l'invite à s'approcher. Le chien avance. Son pas est syncopé. L'étudiant déchiffre un nom :
- Tu t'appelles Sparky, hein ? Moi c'est Stenton.
L'animal agite la queue. Ses yeux chatoient, offrant de beaux reflets carmins, même sous une lumière artificielle. Ils sont horriblement fixes.
- Sit down ! lui intime le jeune homme.
Le chien s'exécute illico. Ces animaux étant destinés aux visiteurs, il ont logiquement été dressés en anglais.
« C'est dingue, même les animaux ici sont bizarres » réalise l'étudiant.
Il n'a pas le temps d'y réfléchir davantage : la lumière se coupe de nouveau. Enfin va-t-il pouvoir lire le message adressé par Roxanne.
Stenton plonge compulsivement la main dans la poche du jean et en dégage le bout de papier. Neuf mots. C'est tout ce qu'il contient. Enfin quelqu'un de normal ici. Possible de se parler ? Un rencard un peu spécial, voilà donc ce que lui propose cette fille.
Stenton pense que c'est une très bonne idée et que le passage à la cantine constituera le moment idéal pour une entrevue. Il prend une forte inspiration et tente de créer le vide dans son esprit. Demain, il lui faudra avoir les idées claires. Pour cela, il doit dormir. Cependant, il est compliqué de trouver le repos quand de nombreuses théories s'agitent dans votre esprit et que dans un coin de la pièce, des pupilles rouges palpitent. Quel drôle de toutou !
Stenton songe à quelque chose d'insensé. Il laisse échapper un rire bref tant c'est osé. Est-ce que si tout le monde affirme que l'eau bout à 100°, vous seriez capable de le démentir et d'affirmer que cette donnée est relative et dépend de l'altitude ? Lui se sent ce culot. Peut-être touchera-t-il un mot à Roxanne de ses théories. Pour sa santé mentale, il le vaudrait d'ailleurs mieux.
Soudain, ses paupières crépitent. Une odeur de camphre se répand dans la chambre. L'étudiant se sent vierge de toute pensée. Il se retrouve vidé de ses envies, réflexions et pulsions. Son esprit lutte, mais se sent bercé par des bras de vapeurs qui l'engloutissent peu à peu. Détendu malgré lui, il songe à une de ses lectures selon laquelle le camphre est un anaphrodisiaque, mais cela reste flou. Très vite, il sombre dans un lourd sommeil sans rêve.
Le lendemain, la matinée débute par la remise des Mimic. L'appareil ressemble à s'y méprendre à un téléphone cellulaire, à la différence qu'il n'est contrôlé que par l'émetteur et non par le récepteur. C'est l'engin de la communication subie, unilatérale, celle qui n'offre pas la possibilité de se faire entendre. Le chef de la sécurité, commente :
- Vous avez sûrement déjà lu les sept règles en vigueur à Alphana. La sixième vous enseigne de toujours garder sur vous le Mimic allumé. C'est très important ! Nous avons édifié un monde de géants. Vous êtes susceptibles de vous y égarer. C'est pourquoi nous avons élaboré le Mimic qui permet de vous localiser à tout moment. Ce dispositif n'est là que pour veiller à votre bien-être. Compris ?
Les étudiants opinent du chef. Il y a parmi eux des mines dépitées. Sept heures trente s'affiche sur les cadrans. Quelques instants plus tôt, ils ont été tirés du lit par une alarme assourdissante.
Le sermon laisse place au petit déjeuner. Immanquablement, au menu, il y a du moult. « Une variante de la recette spécialement conçue pour démarrer la journée dans les meilleurs conditions » s'empresse de préciser le responsable de la cantine.
Dans la file d'attente, Stenton prend place derrière Roxanne. Il se force à tousser pour qu'elle se retourne et le remarque. Une fois la mixture servie, ils s'installent à table, face à face. Rien qu'à l'effleurer du regard, le moult inspire une moue de dégoût à de nombreux convives. Chez l'un ou l'autre, cela vire à une nausée qui se manifeste par des quintes de toux annonciatrices de vomissements. Stenton fait mine de s'étrangler tout en adressant des œillades complices à Roxanne. La main devant la bouche, il court en direction des toilettes annoncées par une série de flèches rectilignes. Les cabinets sont loin des tables, comme si presque personne ne les empruntait. C'est insensé.
Les guides sont sur le qui-vive mais se gardent heureusement d'intervenir devant le spectacle de cette indigestion collective. De légers souliers claquettent dans le dos de Stenton. Ce dernier pousse un soupir de soulagement : Roxanne l'a suivi. Arrivé aux abords des lieux d'aisance, il constate le spectacle surréaliste de cuvettes qui trônent en rang, sans séparation, et dans un état de propreté tel qu'il en devient surnaturel. Ça empeste mille et unes odeurs de désinfectants chimiques. Une goutte de sueur perle sur le front du jeune homme. Le meilleur des mondes promis par Alphana confine toujours plus à l'absurde.
Quelle pitié ! s'exclame-t-il à demi-mots. Même sur le trône, le droit à l'intimité ne semble pas exister.
Entrons-là, répond la voix affirmée de Roxanne.
Elle désigne du doigt un placard qui, chose rare, est doté d'une porte. Ils s'y enferment souffle contre souffle, tels deux scouts blottis dans une tente trop petite. La fonction lampe de poche du portable de Stenton est enclenchée avec frénésie. Il est toujours préférable de pouvoir scruter le visage de l'autre dans des moments aussi décisifs.
Je pense que nous sommes tombés dans un piège terrible, entame le jeune homme.
Et comment, répartit Roxanne ! On vit dans un climat de surveillance généralisée. Ils répriment la moindre variation d'humeur, les gestes imprévus, les questions inattendues,... Comme s'il existait des normes pour tout !
Et ces petits chiens qu'ils nous ont imposés dans les chambres ? poursuit Stenton. Tu as vu à quel point leurs yeux sont fixes ? J'ai pensé à un truc un peu idiot : et si eux aussi servaient à nous fliquer ? Ce serait comme des caméras sur pattes.
Pas si idiot que ça... juge la rouquine.
Haletants, ils commencent à manquer d'air dans ce réduit. Ils n'ont pas le temps de se décider à sortir : un son rapide, vif et strident se met à retentir autour d'eux. La conversation, devenue impossible, cesse sur le champ.
Des pas lourds et d'une régularité effrayante se pressent vers le placard. Stenton constate qu'il n'y a pas de poignée de leur côté et qu'ils sont pris à leur propre piège.
- On est cuits ! laisse-t-il échappe avec dépit.
De fait, la porte s'ouvre sans qu'ils ne puissent se barricader d'aucune façon. Le commandant, le responsable de la sécurité et quelques guides sont là. Ils les scrutent d'un œil froid et déterminé, tel celui du chasseur qui a surpris une famille de lapins dans leur terrier.
- Sortez de là ! vocifère le responsable de la sécurité.
Ils s'exécutent en silence sous des mines à la fois réprobatrices et peu expressives.
- Je ne comprends pas, reprend l'officiel. Vous aviez pourtant réussi tous les tests et là, vous semez le trouble ! Votre venue à Alphana aurait pu être, pour nous tous, l'occasion d'une collaboration très riche. Pourquoi tout gâcher par de tels comportements qui influencent négativement les autres ? Vous croyiez vraiment que votre attitude à table n'était pas suspecte ? Le Mimic nous a tout laisser deviner.
Quant au commandant, il toise les deux perturbateurs, puis balance la tête.
- Laissez ! annonce-t-il d'une voix calme. Nous sommes tous d'accord : si ces jeunes personnes agissent d'une telle façon, c'est qu'elles ne s'en tiennent pas à la présentation que nous leur avons donné d'Alphana. Elles aussi suspectent sans doute quelque chose.
Un frisson coule dans le cou des deux étudiants. Une série d'images horribles inonde leur esprit imaginatif. Les guides et les responsables, eux, demeurent immobiles.
- Je ne vois en réalité que deux issues reprend le commandant. Soit nous mettons nos amis dans les confidences officielles et ils restent avec nous, soit ils reprennent immédiatement l'avion.
Le responsable de la sécurité se montre sceptique :
- Je conçois où vous voulez en venir, reprend-il. Néanmoins, nous ne pouvons leur révéler le secret des villes organiques sans aucune contrepartie. Imaginez donc un instant qu'ils continuent à perturber l'ordre intérieur de plus belle, que ferions-nous ?
Je propose donc que s'ils veulent entendre notre secret, ils ne puissent plus repartir. Bien entendu, ils seront traités à Alphana avec tous les égards que méritent ce genre d'invités.
Les autres secouent la tête de haut en bas pour approuver cet amendement. Le commandant s'y rallie également :
- Je vous suis. Après tout, la sécurité, c'est votre compétence et nous avons trop peu de données sur les jeunes humains pour nous permettre de prévoir leur comportement avec certitude une fois qu'ils seront mis dans la confidence.
Cependant, laissez-moi vous expliquer mon point de vue. Vous le savez : durant des années, nous nous sommes efforcés de recruter les stagiaires qui nous ressemblaient le plus au travers de tests préalables que nous pensions infaillibles. J'ignore comment ceux-ci ont passé les mailles du filet et, à vrai dire, je m'en inquiète car c'est indigne de notre communauté d'experts et de scientifiques.
Je crois néanmoins que la présence de ces deux trublions peut également constituer une opportunité pour nous. En effet, comment continuer à améliorer Alphana si nous n'attirons à nous que des individus déjà presque parfaits ? Je vous suggère donc que ces deux êtres deviennent nos conseillers. Quelque chose les a visiblement fort dérangé durant ce début de voyage. Sinon, je ne vois pas pourquoi ils se seraient mis dans une telle situation. Alors, vont-ils rester ou partir ? Je crois que la décision leur appartient...
Roxanne et Stenton se dévisagent mutuellement de leurs yeux écarquillés. La situation est inédite en effet : c'est bien la première fois qu'on leur demande un avis à Alphana au lieu de les mettre face à un choix qui a été pris pour eux par les différents spécialistes concernés.
Jaugeant leur étonnement à leur silence, le commandant reprend :
- Qu'en dites-vous, jeunes amis ? Voulez-vous nous aider à améliorer Alphana et vivre votre vie dans les conditions les plus saines au monde ou préférez-vous retourner là d'où vous venez ?
Stenton fronce les sourcils. Il connaît l'histoire de son pays natal. Il a entendu parler des empereurs aux pratiques cruelles puis des laogai maoïstes. Du coup, il se méfie grandement de ce genre de proposition.
Pas de pollution à Alphana et pas de délinquance non plus, nous vante-t-on. J'imagine donc qu'il n'y a pas de prison non plus chez vous ? Ni ce genre d'endroits pas très folichons où on met tous ceux qui ont le toupet de penser par eux-mêmes ? les teste le jeune homme.
Mais pourquoi donc ? s'offusque le responsable de la sécurité. Ici, il n'y a aucune rébellion. Nos semblables sont parfaitement heureux que chaque aspect de leur vie soit planifié à leur place.
Stenton ne réplique pas. La dernière phrase prononcée par son interlocuteur le fait frémir. Les humains ne sont pas des animaux de compagnie. Penser sa propre vie devrait être un droit fondamental.
On rentre, annonce Roxanne, qui a pris les devants.
Oui, on part, renchérit le jeune homme. Et merci au moins de nous avoir laissé le choix.
Très bien, conclut le commandant sur un ton morne. J'espère que vous ne le regretterez pas.
Et c'est ainsi que Roxanne et Stenton ont écourté leur voyage. Un avion sans aile a été spécialement apprêté pour eux. Personne n'a tenté de les empêcher de quitter cette cité qui ne voulait pas du libre arbitre.
Parmi la délégation, le commandant a gardé la tête baissée le temps de l'embarquement et du décollage. Il aurait pu verser une larme si cela avait été techniquement envisageable. Hélas, il ne savait pas pleurer, pas plus que lui et les siens n'étaient capables de mitonner de bons petits plats ou de créer des œuvres d'art. Il n'en allait pas autrement depuis que Alphana avait vu le jour, érigée par les cerveaux bioniques des androïdes.
Ces hommes de fer avaient été spécialement conçus par le gouvernement chinois pour mettre au point des cités parfaites. On espérait en effet que les derniers habitants humains du pays puissent un jour habiter ces villes du futur.
Le secret n'avait pas été percé depuis deux décennies, bien que les cadavres d'humains et d'animaux s'accumulaient en raison de l'impitoyable pollution atmosphérique et des vagues de chaleur létale. Il fallait garder le mystère entier, disaient les officiels chinois, car la colonisation anarchique et le pillage de ces villes devaient à tout prix être évités.
Inébranlables, les androïdes s'affairaient donc à recréer les conditions de la vie. Ils s'étaient même montrés capables d'insuffler le mouvement à toute une série d'animaloïdes, des robots mimant à la perfection le comportement des animaux ayant existé en Chine.
Hélas, Alphana était à présent dans une impasse. Sans créativité humaine et sans libre arbitre, la cité et ses sœurs étaient condamnées à stagner et peut-être même à dépérir. Cela, le commandant des androïdes l'avait bien compris.
Image de pixbay.