Igor’ Morozov (Institut d’ethnologie et d’anthropologie, Moscou), Aleksandr Mahov (MGU, Moscou)
[La langue est courte mais tout le corps dépend d’elle]
Contre toute attente, dans la hiérarchie des parties du corps établie par les cultures populaires traditionnelles, la langue n’occupe pas la place qui devrait normalement lui revenir en tant qu’organe de la parole, c’est-à-dire cette faculté essentielle qui distingue l’homme de l’animal. En tout cas, par le nombre de croyances qui s’y rapportent et par son rôle dans la vie rituelle, la langue est largement dépassée par beaucoup d’autres organes humains (il n’est que de penser par exemple aux fonctions rituelles et magiques ainsi qu’aux croyances qui se rapportent à la tête, aux mains, aux yeux, aux cheveux, etc.) .
Sans prétendre faire une analyse exhaustive de la symbolique de la langue et des fonctions qu’elle remplit dans la culture russe en tant que partie du corps humain, nous ne souhaitons aborder ici qu’un seul geste, mais un geste particulièrement éloquent, lequel se retrouve à un niveau équivalent dans les modes de vie traditionnel et contemporain, au sein des milieux populaires aussi bien que parmi les élites sociales. Nous parlons ici du fait de tirer la langue, geste symbolique qui se rapporte ordinairement à la subculture enfantine, où il exprime surtout la raillerie, la moquerie .
Ce geste a attiré notre attention lors de la rédaction d’un article consacré à l’interprétation du concept de « jeu » dans l’œuvre d’A. S. Puškin . Chez cet auteur, tirer la langue est un geste doté de sa propre histoire. Relatant la mort de Nikolaj, le frère d’Aleksandr Puškin, décédé en 1807 à l’âge de 6 ans, P. V. Naščokin note ceci : « avant de mourir…, pour le taquiner, il lui a tiré la langue, et il est mort aussitôt ». Épisode que le poète gardera en mémoire toute sa vie . À l’époque de Puškin, la littérature reconnaît l’existence d’un lien entre une langue que l’on tire et un défunt, comme le montre la parodie de Voejkov sur Žukovskij dans la Maison des fous (« Voici Žukovskij, enveloppé dans un long linceul / …qui tire la langue au Diable » ). L’intérêt de Puškin pour ce geste fait écho à sa passion persistante pour des sujets tels que les cadavres « ambulants », ou encore la résurrection imaginaire des défunts par les démons. Il se remémore le geste lorsqu’il écrit cette scène où l’on voit Ruslan, un de ses personnages, se battre avec une tête « qui raille le héros / de son affreuse langue ». Ce geste de provocation a son efficacité puisque Ruslan décide de relever le défi. Or ici, la langue tirée vient renforcer la sémantique démoniaque et infernale de la tête du mort vivant – rappelons que lors des pratiques rituelles, et notamment dans les procédés magiques de conjuration et de protection, quand la tête d’un homme ou d’un animal est séparée de son corps, elle acquiert un pouvoir magico-rituel exceptionnel .
La nature démoniaque de ce geste d’excitation devient par la suite encore plus évidente dans l’œuvre de Puškin. Chez lui, non seulement les démons « soufflent et crachent », mais ils sont toujours en train de tirer la langue. En 1829, dans l’album d’E. Ušakova, Puškin se dessine revêtu d’un froc de moine à côté d’un démon qui lui tire la langue. Un peu plus tôt, en 1823-24, un démon à la langue tirée était apparu dans les marges du manuscrit d’Eugène Onéguine. Selon toute apparence, ce dessin renvoie à un geste similaire que l’on trouve dans le texte du poème. Au troisième chapitre, Tat’jana hésite à sceller une lettre et reste méditative, la langue sortie : « […] La lettre tremble dans sa main, / Le cachet rose s’est durci / Et brûle sa langue de carmin ». Et au cinquième chapitre, Tat’jana voit en songe des diables lui faire le même geste : « Des barbes, des langues sanglantes... / Et tous ensemble ils la désignent ».
Si le poète renvoie de manière parodique au geste de la langue tirée, c’est que « parodier » signifie aussi « taquiner ». Les mauvais esprits parodient le rêve que fait Tat’jana d’une union avec Onegin, en mettant en scène un simulacre de mariage, qui prend l’apparence d’un enterrement (« Derrière la porte c’est un vacarme : / Des cris, des verres entrechoqués. On hurle, on chante, on fait ripaille / Comme à de grandioses funérailles. »). Cette parodie excitante est figurée par ces « langues sanglantes » que tirent les démons et qui viennent s’entrelacer avec celle de Tat’jana, laquelle humidifie le cachet qui doit lui servir à sceller sa lettre à Onegin.
Pour comprendre l’usage que fait le grand poète russe de ce geste de la langue tirée, il faut le replacer dans son contexte historico-culturel, et notamment dans l’espace de la mythologie et des anciennes pratiques rituelles et magiques. Notre champ d’étude se limitera ici aux éléments propres à la culture russe .
Afin d’étudier la sémantique de ce geste, il est indispensable de prendre en compte à la fois son positionnement à l’intérieur de modèles complexes de communication et de comportement, et son importante variabilité, tant situationnelle que contextuelle, par rapport aux conditions historico-culturelles concrètes et aux facteurs socioculturels. Ainsi, de nos jours, le fait de tirer la langue est connoté différemment selon le mouvement gestuel auquel il est associé. Par exemple, avec des yeux baissés, il peut signifier le recueillement, la concentration, une sorte de détachement du monde . Combiné à une gestuelle différente, un clignement de l’œil ou un pouce levé, il exprime l’astuce ou le triomphe. Ouvrir grands les yeux, écarter les mains et tirer la langue, cela exprime l’embarras, la perplexité, voire le désarroi ; on se rapproche alors du sens que revêt ce geste aux yeux des Chinois .
L’interprétation métaphorique et métonymique de la langue – avec par exemple « la langue de la cloche » – se rapporte à ses fonctions d’organe de la parole. De là vient, d’un côté, le rituel de l’ « arrachage de la langue » de la cloche , et de l’autre, l’utilisation du marteau de la cloche pour guérir les lésions de la parole. « Lorsque la langue du malade est engourdie, on lui donne à boire et on arrose le marteau de la cloche avec de l’eau ». C’est ce que l’on appelle dobyt’ jazyk na kolokol’ne (recouvrer l’usage de la parole sur le clocher) . En leur qualité de principaux vecteurs de la parole, la langue et la bouche sont fréquemment employés comme synonymes – comparer l’expression zakroj rot (ferme ta bouche) ou dans une version moins prude zakroj past’ (ferme ta gueule), et celles-ci : prikusi jazyk (mords-toi la langue) ou ukoroti jasyk (raccourcis-toi la langue) dans le sens de « tais-toi, ferme ta gueule ». Tirer la langue et se la mordre est un geste courant dans la culture populaire des régions de la Volga. Il est employé lorsque l’on doit exiger des autres qu’ils se taisent :
Ce que tu dis, il ne t’est pas autorisé de le dire. Si au cours d’une discussion – quelle qu’elle soit – quelqu’un se met soudain à parler de politique ou d’un sujet similaire dont on ne doit pas parler en public, alors tu le regardes [en tirant un peu la langue et en la mordant] et tu lui dis : "Mords ta langue, mords-la !" Tu lui fais une mimique, pour lui faire comprendre qu’il ne faut pas parler de ça, que c’est interdit, que c’est bête.
On peut remarquer que le geste de se mordre la langue figurait dans le rituel du « baptême du coucou » (kreščenie kukuški) et venait confirmer le vœu fait de ne plus « se disputer » (ne branit’sja) – ainsi des formules qui accompagnent le rituel de réconciliation (ou pacte d’amitié, kumlenie) entre jeunes filles : « Pokumimsja, kumuška, pokumimsja, golubuška, čtob nam s toboju ne branitisja ! » (Faisons la paix, ma commère, faisons la paix, ma chère, et que nous ne nous disputions plus !), « Kukušečka-rjabušečka, pokumisja i bol’še nikogda ne branisja ! » (Ma cocotte, ma gelinotte, fais la paix et ne te fâche plus !), « Kuma, kuma, pokumisja, i bol’še ne branisja ! » (Ma commère, ma commère, fais la paix et ne te chamaille plus !) , et c’est de là que vient l’expression populaire « Kukušku kstili, da jazyka ne prikusili » (On voulait se raccommoder, mais on en a trop dit) .
Dans la tradition livresque russe, la langue intervient fréquemment comme attribut des forces impures. Sur les chromos (lubok) où l’on voit des langues tirées, Baba Jaga est souvent représentée luttant avec un crocodile, la Mort ou le Diable ; c’est-à-dire que la langue s’y manifeste comme signe démoniaque. Cette symbolique se rattache à la tradition médiévale des arts graphiques imprimés et de la peinture d’icônes . Comme le remarque N. I. Tolstoj, dans les anciennes miniatures russes des XVIIe et XVIIIe siècles, « hormis la nudité, ce sont des cheveux hérissés et une langue tirée – comme teščin jazyk (la langue pendue d’une belle-mère) – qui définissent le démon » . Ce geste est également évoqué dans le livre du prophète Isaïe, et s’y trouve déjà fortement diabolisé : « Mais vous, approchez ici, fils de l’enchanteresse… ! De qui vous moquez-vous ? Contre qui ouvrez-vous une large bouche et tirez-vous la langue ? N’êtes-vous pas des enfants de péché, une race de mensonge… ? ». De qui se moquent ces « fils de l’enchanteresse » ? De Dieu lui-même bien sûr. Par son influence, ce texte biblique a contribué à faire du geste en question un élément de l’iconographie démonologique . Sur une miniature extraite d’un manuscrit anglais (datant de 1150), et représentant la descente du Christ en enfer, on voit le démon non seulement tirer la langue, mais aussi se mettre les doigts dans la bouche, « élargissant » celle-ci comme dans le texte d’Isaïe.
Dans la tradition folklorique, tirer la langue est le fait d’un personnage ésotérique, d’un « défunt ambulant » ou d’un mort vivant. Dans la Russie du Nord, parmi les esprits domestiques, le cas de buka (croque-mitaine) touche de près à notre problématique – « épouvantail avec des cheveux ébouriffés, une bouche énorme et une longue langue », il « se déplace seulement la nuit, près des maisons et des cours ; et il attrape, emporte et dévore les enfants » . Et c’est aussi souvent à l’aide de leur langue que sorciers et sorcières nuisent aux hommes. C’est par exemple sous les traits d’un crapaud qu’une sorcière vient abîmer la pâte préparée par la maîtresse de maison. Celle-ci, suivant les conseils d’un sorcier, attrape le crapaud et le frappe sur les pattes et la langue. Le lendemain, la sorcière « parcourt le village en secouant sa langue et ses mains ; et elle ne recommence plus ses sorcelleries » . Par ailleurs, le maniement de la langue est un moyen mnémonique particulièrement répandu dans la magie des guérisseurs : par exemple, la guérisseuse lèche la tête d’un enfant malade pour éloigner le « mauvais œil » .
Une langue d’un rouge vif, longue et pendante, est un attribut permanent des déguisements traditionnels lors des veillées de Noël, que ce soit dans la bouche d’une « chèvre », d’un « défunt » et d’un « démon » dans les représentations scéniques lors des veillées de Noël. Cet usage s’explique par la croyance que « celui qui porte un masque ressemble à un diable », que « porter un masque signifie prendre le visage du diable » , et qu’un masque peut d’ailleurs être désigné comme « trogne diabolique » .
Comme on pouvait s’y attendre, dans un certain nombre de cas, la langue est le propre de personnages dotés d’un don particulier pour la parole. Ainsi, la langue démesurée du buka se rapporte entre autres à sa capacité à tenir de beaux discours. Le mot même de buka (bauk) se place dans un rapport dialectique avec la manière de désigner les personnes âgées – associés aux « ancêtres » (bauška dans le sens de babuška, la grand-mère) – , les hommes gros et maladroits (courtauds, patauds, disgracieux, bedonnants), les ours et enfin les joyeux drilles – les bajuny (terme qui vient de bajat’, « parler joliment et de façon cohérente » ou parfois simplement « parler », et de bajukat’ (bauk-), c’est-à-dire « endormir par la parole, bercer », lorsque le discours et la langue, son instrument, sont porteurs de sortilèges et de magie).
La loquacité est jugée négativement par les esprits traditionnels qui y voient une sorte de source « diabolique », et qui font ainsi de la langue une synecdoque du diable (dans la région de Smolensk : « la langue dans la bouche, comme un diable dans les marécages », et sa variante phraséologique : « seul, comme un diable dans les marécages ») . Transmis par des contes et des légendes, le sujet mythologique de la langue que l’on coupe à celui qui s’est laissé aller à des diableries ou à des commérages excessifs (comportement vu comme nuisible et donc inadmissible) , se retrouve dans les pratiques juridiques du Moyen-Âge.
Parallèlement, la langue des animaux est utilisée pour soigner les muets et les bègues , et pour transmettre sortilèges et savoirs magiques – en premier lieu, la capacité de comprendre d’autres langues . Ce principe est couramment employé dans la pédagogie populaire. Ainsi, pour apprendre aux enfants qu’il ne faut pas détruire les nids des oiseaux ni toucher aux petits, on leur raconte l’histoire de cet homme dont tous les enfants sont nés sourds-muets parce que, dans sa jeunesse, il avait arraché la langue à des oiselets .
Mais c’est la fonction pragmatique de la langue qui reste la plus significative. Cet organe assume une tâche essentielle, fortement présente dans les pratiques rituelles, ainsi que dans la mythologie, le folklore et la phraséologie, et qui est de lécher (lizat’ et oblizybat’). Cette action apparaît dans le nom donné à certains personnages mythologiques. Par exemple, le terme lizun – et ses dérivés lizunka et lizunec –, pouvait désigner l’esprit protecteur de la maison (domovoj) ainsi que d’autres « démons subalternes ». Il était également employé pour effrayer les enfants : « Lizun est couché dans le sillon, sa langue est longue et verte » ; « Lizun était assis dans la rivière ; et on faisait peur aux enfants en leur racontant que Lizun allait les lécher » ; « très vite, Lizun va vous lécher jusqu’à vous faire tous disparaître » . On le voit, la langue et le fait de lécher (lizanie) interviennent au même titre que d’autres moyens pour inspirer de la frayeur. Dans le système de croyances des Russes du Nord, « l’esprit de la maison vit dans la cave, sous le seuil de la maison, dans le grenier ; il est poilu comme un sylvain ; il respire et lèche les cheveux des gens » . Et comme nous le savons, ce type de comportement est partagé par un autre esprit domestique, laska, qui peut lécher les bêtes du troupeau jusqu’à provoquer leur mort . En outre, quand elle lèche la sueur d’une vache, laska lui retire tout son lait, ce qui montre combien lécher est très négativement connoté. D’autres faits linguistiques viennent le confirmer : liznut’ signifie également « frapper, fouetter » ; lizok veut dire « une claque, une gifle » ; lizun « un coup de poing ou de cravache ». D’où l’expression, « Ja emu dal lizuna » (Je l’ai frappé, je lui ai donné une baffe), et l’avertissement, « Ja tebja tak liznu, čto ty i nog ne sobereš’ ! » (Je vais te frapper au point que tu ne retrouveras même plus tes jambes !) . Évidemment, dans ce cas-là, le mot lizat’ est employé par la population comme variation étymologique du verbe hlestat’ « fouetter ». Mais le simple fait qu’ils aient ainsi été rapprochés est éminemment significatif.
Un autre champ sémantique apparaît fréquemment : qu’une hermine lèche les jeunes mariés est interprété comme le signe d’un mariage heureux (« la paix et l’amour ») – à rapporter à lizat’sja « s’embrasser, se câliner » et à lizun, lizala « amateur de caresses et de baisers » . Dans les récits intimes, l’action de lizanie peut précéder le coït et servir à parodier la façon dont les chiens ont des rapports sexuels , ou toute autre modalité non conventionnelle. Par exemple, une épouse demande à l’idiot du village de lui amener un bœuf pour qu’il lui lèche le derrière et qu’ainsi elle retrouve la santé. En réalité, le rôle du bœuf est interprété par un voisin, qui honore l’épouse à travers la fenêtre (« il lui lèche le c... ») . Certaines significations linguistiques y trouvent leur racine : le verbe vlizat’sja qui signifie « gagner la confiance, établir des relations de confiance », et aussi oblizyvat’sja « observer avec convoitise, avec avidité, avec envie » , c’est-à-dire avec désir, avec l’avant-goût du plaisir charnel .
Dans certains cas, la langue intervient aussi comme moyen de terreur – il n’est qu’à considérer les termes indo-européens qui correspondent au mot langue : « gauche », « méchant », « dangereux », « mort » . Les fonctions terrifiantes du masque sont hautement significatives, qui peuvent être assurées aussi bien par une bouche grimaçante (comparer les masques de cadavre, d’ours, de loup, ainsi que les cornes de la chèvre et du taureau, et le bec de la grue, de l’oie et du coq) que par une énorme langue tirée . Lors du rituel d’« obturation d’un bec de lièvre » (zamykanie volč’ej pasti), on se sert d’objets qui symbolisent la fissure palatine ou les dents, ainsi que la langue . Par sa portée archaïque et sacrée, cette fonction de la langue acquiert une indéniable dimension ésotérique. Il semble que le seul geste rituel à peu près équivalent soit celui d’une mise à nu, avec en particulier le dévoilement des organes génitaux (lorsqu’il importe par exemple de chasser un nuage de grêle) .
Selon toute vraisemblance, la sémantique de la menace est initialement liée à l’expression du refus : les enfants montrent le bout de la langue quand ils refusent tout contact avec autrui, que ce soit pour esquiver un interlocuteur ou pour refuser un camarade de jeu . Dans le même genre, il convient vraisemblablement d’évoquer les formes linguistiques oblizen’ (le refus, l’échec) et « Obliznis’ ! » (Tu peux rêver !), qui correspondent à une inversion sémantique du geste oblizyvanie (voir supra) et sont dans un rapport de synonymie avec le geste « faire la nique » . On peut d’ailleurs trouver une extension de cette sémantique dans la croyance qui établit un lien de cause à effet entre le fait de tirer la langue et la perte du troupeau : « Ne vysovyvaj jazyk, i skotina budet horošo hodit’, a budeš’ vysovyvat’, tak i skotina ujdet » (Ne tire pas la langue, et le troupeau avancera comme il faut ; si tu la tires, le troupeau se dispersera) .
La figure effrayante de la langue tirée s’est conservée dans la culture de masse. En Russie, où tout le monde connaît le masque agressif et infernal du groupe Kiss, les musiciens de rock n’hésitent pas à employer ce geste symbolique. Qu’il se perpétue dans ce courant nous semble rendre parfaitement compte de la polysémie du geste. Chez les fans des groupes de rock, il provoque un sentiment ambigu d’horreur et d’hostilité, d’enthousiasme et d’adoration. Le correspondant du journal de Togliatti Ploščad’ svobody note ses impressions après le passage dans la ville du groupe Agata Kristi :
Gleb Samojlov, le leader du groupe, est vraiment très bon dans son personnage de demi-dieu. Les jambes très écartés et la guitare portée bien basse, les yeux à demi fermés, remplis d’un vide spirituel et d’un éclat extatique, la tête renversée en arrière, du fond de laquelle, tel un serpent, surgit la "langue du messie" […] Quel beau travail de la part de ces jeunes gens, quel mouvement, quelle sincérité !... Bien que je n’aime pas leur musique, elle m’excite malgré moi et j’entre en transe…
L’avant-garde artistique a elle aussi fréquemment recours à ce signe. Dans les scènes principales du spectacle Le Maître et Marguerite créé par Viktjuk, on voit surgir à l’avant-scène du théâtre un échafaud à roulettes, sur lequel est posé un buste de Staline avec la langue sortie. Cette composition apporte à l’action en train de s’accomplir une nuance infernale et démoniaque, que vient encore renforcer le jeu d’acteur :
"Viktjuk, cet athée qui se déguise" – écrit le critique du journal Nezavisimaja gazeta – "a volontairement refusé tout ce qui aurait pu lui rappeler la Matière et il l’a remplacée par une danse satanique. Hurlant et montrant les dents, Vel’zevul-Bozin (Belzébuth-Bozin) décide du destin de Marguerite et du Maître. Ce diable, éternellement jeune et poli, offre quelques cadeaux aux héros : la paix, les valses de Schubert et un merveilleux lever de soleil. Il n’y a pas de Dieu ! Il n’y a pas de sexe ! […] L’obscurité combat l’angoisse, le diable combat l’État".
Ce dernier étant incarné ici – nous nous permettons de le préciser – par Satan lui-même.
De plus, tout comme le geste de montrer les dents est un « signe d’hilarité » , celui de tirer la langue est un des moyens d’expression du rire, lequel renvoie à son tour à une origine démoniaque – à comparer avec les anciennes superstitions russes sur le « rire comme arme du diable » . Le diable effraie en tirant la langue, mais l’homme tente à son tour de lui faire peur, et avec lui à la mort, en tirant la langue et en montrant malicieusement les dents. Il se sert alors du rire dans son sens traditionnel de signe agressif et effrayant, comme une sorte de magie des « mimiques ».
Par ailleurs, tirer la langue consiste à montrer à son adversaire la partie la plus vulnérable de son corps, c’est s’ouvrir et d’une certaine manière faire un geste d’apaisement (pour se réconcilier après un combat, l’animal présente à son ennemi la partie la plus fragile de son corps). Ainsi, tirer la langue en signe de provocation a un double sens : exprimer le mépris, l’effroi, l’agressivité ; et en même temps séduire l’adversaire, en lui montrant justement sa fragilité et la disposition dans laquelle on est de jouer avec lui, pour mieux le provoquer en retour. Plusieurs jeux traditionnels, où il s’agit de lécher quelque chose, se sont précisément construits autour de cette vulnérabilité de la langue. Par exemple, lorsqu’il gèle, on propose pour blaguer à un enfant de lécher une serrure couverte de givre « parce qu’elle est sucrée » . Ce jeu a un second degré. Dans la mesure où l’on fait la blague à un garçon, toute une symbolique érotique entre en jeu : la clé, dont la langue représente l’équivalent masculin, est associée au symbole féminin de la serrure.
Dans d’autres cas, tirer la langue a un rapport étroit avec le domaine du péché et de la tentation . La symbolique érotique de la langue est largement présente dans les amusements des plus jeunes lors des veillées. Dans la région de la Volga, les jeunes gens faisaient en signe de bienvenue un mouvement vibratoire avec la langue – (« C’est ainsi que d’habitude un jeune garçon rencontre une jeune fille, ou plutôt qu’il la salue »). Ce geste pouvait être aussi une proposition érotique :
Une fois, nous étions invités à un mariage. Après la fête, tout le monde était invité et nous nous sommes retrouvés avec d’autres jeunes gens. Il y avait un accordéoniste, il jouait et il a montré sa langue à une jeune fille (Oh, juste un peu). Il lui a montré la langue et il est parti avec elle. Oui. Et ensuite il est revenu. Plus tard, il a épousé cette jeune fille. La marieuse est venue chez eux, c’était sa fille…
Comme le fait remarquer V. A. Pronnikov, « dans les jeux sexuels… la langue n’est pas seulement tirée, elle fait des mouvements comme si elle était à la recherche de quelque chose. Or ce sont justement ces mouvements que l’on observe dans des baisers passionnés » . Dans le Nord de la Russie, lors des veillées, les baisers « avec la langue » n’étaient pas rares :
Le garçon mettait le bout de sa langue dans la bouche de la jeune fille, celle-ci appuyait dessus avec sa propre langue, et lorsque la langue du garçon était violemment tirée en sens inverse, cela faisait un petit claquement, qui rappelait le cri saccadé de la souris. Dans l’obscurité de l’izba, quand on ne voit pas les couples qui s’embrassent et alors que le silence règne tout autour, ce petit bruit de baiser qui se répète donne vraiment l’impression d’un concert de souris.
Si l’on prend en compte le fait qu’en termes de phylogenèse, l’apparition du baiser est directement liée à la façon qu’a le nourrisson de mâcher les aliments , on peut alors interpréter les mouvements énergiques que font les langues lors de baisers érotiques à la fois comme une façon de « s’alimenter » mutuellement (comme on le sait déjà, ingurgiter les aliments, se nourrir est un des actes les plus intimes) et comme une métaphore singulière ou une forme sublimée de l’acte sexuel.
Aujourd’hui, l’érotisme du geste est couramment exploité dans les médias. Accompagnant un article du journal Moskovskij Komsomolec consacré à la remise du prix « Postel’ – 2000 » (Dans le lit – 2000) à la vedette de l’année pour ses performances sexuelles, une photographie montrait Julja Bordovskih, « sex-symbol de la télévision », en train de tirer la langue avec passion à un perroquet blanc . On voyait dans un autre article intitulé « Roman avec dents de lait », qui traitait de la sexualité des jeunes enfants , un montage photographique présentant face à face deux visages d’enfants qui se tiraient la langue.
Dans les discussions culturelles, la langue est souvent assimilée par isomorphisme aux organes sexués et, dans la plupart des cultures, son mouvement à l’intérieur de la bouche et à l’extérieur lorsque celle-ci est ouverte, est associé à des images érotiques . Dans les représentations médiévales du diable, on trouve fréquemment en bas du ventre, à la place des organes sexuels, un masque qui tire la langue . En ce qui concerne le folklore russe, ce parallélisme transparaît par exemple dans des expressions vulgaires ou des traits d’esprits : « Laisse-moi lécher mon c… avec ta langue, et je te donnerai un bâillon à croquer avec les dents » ; « Le c… est si sucré que la langue ne peut pas tout lécher » ; « Aujourd’hui même un vieux peut b….r ; quel est ce jeune qui n’a pas connu de filles » . La langue est également évoquée dans une énigme sur l’organe sexuel féminin : « Kir’ja est assise, sans mains et sans ailes, / elle a une grande bouche et une langue épaisse, / Elle n’a pas de voix, elle n’a que des cheveux » . Dans ce contexte, il importe de rappeler une des variantes possibles pour la fin de la cérémonie de mariage : quand un plat de langue grillée apparaissait sur la table, les invités comprenaient que le festin était terminé et ils devaient alors déclarer : « Prišlo lizalo, čto vse jastva podlizalo ! » – après quoi « tout le monde se lève, sans toucher à la langue », c’est-à-dire que la langue grillée restait finalement intacte sur la table . La langue est ici dans un rapport isomorphe avec d’autres symboles sexuels, lesquels ont figuré le mari et sa jeune épouse au cours du repas : la miche (la tourte à la poule, au poisson et autres pâtés de mariage), une viande grillée (porcelet, lièvre, poule), de petites poupées (« maître » et « maîtresse », « lièvre », « sirène »), etc.
La langue tirée symbolise en même temps le mensonge. Ce sens s’est conservé jusqu’à aujourd’hui dans la culture de masse. C’est ainsi que le tristement fameux virus informatique Kurnikova, apparu le 8 mars 2001, était accompagné de photographies de la joueuse de tennis qui lui donnait son nom, dont l’une la montrait en train de tirer la langue. Considérant le fait qu’après avoir vu ces images, l’utilisateur perdait tous ses fichiers vidéo, la langue tirée de la star ne pouvait signifier qu’une chose : « Tu as été trompé, on t’a menti ». Ces connotations se retrouvent dans certaines nuances du mot lizat’ et de ses dérivés : lizun, uliza, podliza (cajoleur, hypocrite), liznut’ (filer, fuir), uliznut’ (partir discrètement, se sauver, s’esquiver), on dal lizuna (s’éclipser) – à comparer avec des significations équivalentes dans le lexique du rire : ulybnut’ (mentir, duper quelqu’un) . Cette ambivalence dans les significations est également valable dans le cas de la langue tirée.
Ce geste de tirer la langue peut être employé pour épater, pour défier ou encore pour exprimer l’allégresse ou la joie. Tirer la langue est par exemple un geste assez courant chez les grands sportifs (Jurij Borzakovskij , Svetlana Horkina ) ou parmi les supporters d’une équipe victorieuse (notamment les fans de l’équipe anglaise de football lors du dernier championnat du monde) .
On retrouve dans ce geste d’anciennes significations relatives à l’intimidation, à la frayeur – dérivant de la sémantique mythologique et démoniaque – au racolage et à l’attirance. Pour illustrer ce fait, on peut se référer à un article des Izvestija, rédigé à la veille d’une rencontre opposant le Spartak de Moscou à Liverpool, et portant un titre combatif et « exorciste » : « Le Spartak en a fini avec la malchance » . En dépit de l’amère constatation faite par le correspondant sportif du journal, Ju. Dudja, que les supporters du Spartak attendent le match « non avec circonspection, mais avec une véritable angoisse, parce que la dernière défaite en Angleterre est encore fraîche dans les mémoires », l’article est dans l’ensemble assez optimiste. Et, pour tenter d’effrayer encore davantage les Anglais, l’article est accompagné d’une photographie montrant le gardien de but S. Čerčesov en train de tirer la langue.
La sémantique de la moquerie, propre à la subculture enfantine, se développe à partir d’une réinterprétation des signifiés du rire, du jeu et du carnaval. Se moquer, c’est en même temps « taquiner, nier, détruire moralement » et « faire signe à quelqu’un de venir, attirer ». Ce geste de taquiner renvoie en outre à une symbolique plus ancienne et démoniaque. C’est d’ailleurs vrai pour d’autres gestes du même genre. Dans le Nord de la Russie, mettre ses cinq doigts sur le nez se rapporte aux expressions draznit’ Okulju (le geste est alors fait pour moquer celui qui a perdu aux cartes) et d’javolit’sja perstami . Remarquons que dans la façon dont les petits enfants se comportent lorsqu’ils jouent ensemble, ainsi que dans les jeux érotiques des adultes, un autre geste répond à la sémantique de la moquerie, qui est de séduire en montrant une partie vulnérable de son corps, le ventre.
La sémantique de la « séduction » (et sa coloration érotique) et des « promesses du mensonge », propre au geste de la langue tirée, est très largement reprise par les publicitaires. Sur la pochette d’un disque CD-R produit par l’entreprise Micumi, un dessin représente une espèce d’araignée, dotée de plusieurs bras et tirant la langue. L’un de ses bras montre l’indication publicitaire : « Be your own master ». Dans le journal Moskovskij Komsomolec, une annonce pour le périodique MK Bul’var montre sous un titre racoleur, « Čičerina a dissimulé sa fille pendant un an et demi », la photographie de la rockeuse russe et de sa petite fille, qui toutes les deux tirent la langue. Exprimée par ce geste, la sémantique du mensonge (« elle a dissimulé sa fille ») se conjugue bien dans ce cas précis avec l’objectif publicitaire qui est de retenir l’attention d’acheteurs éventuels.
La célèbre photographie où l’on voit Albert Einstein tirer la langue apporte un précieux témoignage sur la polysémie des représentations symboliques de ce geste. Il pourrait en effet s’agir ici de l’expression symbolique la plus aboutie de la théorie de la relativité : c’est à la fois un mensonge, un secret, une convention et le signe d’une inconstance et d’une fuite perpétuelle de la vérité. Par son geste, le génie transmet aux générations futures une sorte de message crypté. L’auteur du montage photographique que l’on trouve en couverture du journal Itogi comprend la finesse de cette symbolique et il en joue : l’enfant qui tient dans ses mains la photographie d’Einstein tirant la langue, et qui représente ces « générations futures », retourne au génie son propre geste. On ne peut pas tromper l’avenir, il en sait de toute façon plus sur nous que nous n’en savons sur lui. Mais c’est précisément au moyen d’une langue tirée – signe d’un génie espiègle et « clairvoyant sur l’avenir » et symbole d’une origine inconcevable et infernale – que peut se tenir ce dialogue muet entre les époques.
Finalement, la symbolique archaïque entourant le geste de tirer la langue – avec d’un côté un geste effrayant et agressif, de l’autre la marque d’une conduite riante et joueuse – a été employée tant par les cultures populaire et savante des XIXe et XXe siècles, qu’au sein de la culture de masse des dernières décennies. Au Moyen-Âge, la culture russe assimilait ce geste au domaine de l’impur, du diabolique, et c’est de là que vient sa connotation de « charme diabolique » (mêlant la séduction et le mensonge) et sa relation privilégiée avec le bas du corps. Comme nous l’a montré l’exemple de Puškin, la haute culture a fait de ce geste, parmi d’autres moyens d’expression artistique, un outil de parodie et de jeu. Aujourd’hui, cette tradition se prolonge dans l’actuelle culture de masse (à travers les médias, la culture rock et pop, et la publicité).
Traduit du russe par Xavier Le Torrivellec
Hi! I am a robot. I just upvoted you! I found similar content that readers might be interested in:
http://www.academia.edu/2309873/Morozov_I._Mahov_A._La_langue_s%C3%A9ductrice_sur_la_s%C3%A9mantique_de_la_geste_ancienne_Cahiers_Slaves._Vol._9_Le_corps_dans_la_culture_Russe_et_au-dela._Paris_Universit%C3%A9_de_Paris-Sorbonne_2007._P._25-43
Downvoting a post can decrease pending rewards and make it less visible. Common reasons:
Submit