Expert Judiciaire??? Allez viens je t'explique! (épisode 1)

in fr •  7 years ago 

Quand je réponds à la question « et toi tu fais quoi comme boulot? », invariablement, je dis « Expert Judiciaire ». Le terme claque bien. Pourtant force est de constater que si le titre impressionne beaucoup, il est parfaitement inconnu du grand public. Alors aujourd’hui, je vais non seulement démystifier le terme mais surtout vous expliquer notre rôle car un jour où l’autre, vous pourriez en croiser un. Hors de question, de se lancer dans un document référence emprunt de droit inintelligible pour la plupart, je vais vous en dire les grandes lignes et vous donner des cas concrets.

Ce que dit le droit


Les codes procédures civil et pénal définissent notre action mais ne mentionnent pas le terme d’Expert Judiciaire. Ils parlent de techniciens. C’est moins glorieux en surface mais cela a le mérite d’être clair. Très concrètement, nous sommes donc des spécialistes dans une discipline technique et nous concourrons par nos lumières à la manifestation de la vérité et donc au fonctionnement du procès. Il faut bien comprendre par là que l’Expert Judiciaire ne dira jamais le droit, seul le juge le fera. Mais le juge n’étant pas un spécialiste de tout, il s’appuiera sur l’avis du technicien. Les domaines d’intervention les plus connus ou utilisés sont les médecins psychiatres (souvent appelés en matière pénale), les experts en automobile, en construction, comptables ou encore dans le monde médical.


Un autre façon de résumer notre action pourrait être de dire que le juge chargé de dire le droit est souvent confronté à des domaines qu’il ignore. Pour cela, il désigne un technicien qui va l’éclairer afin de rendre sa décision. Nous sommes donc un rouage essentiel au bon fonctionnement de l’Institution Judiciaire.

Est donc Expert Judiciaire tout technicien désigné par un magistrat et chargé de répondre aux questions très précises du même magistrat, ce que l’on appelle la « mission ». Dans les textes, le magistrat peut désigner qui il veut. Concrètement, il va choisir un spécialiste qui est agréé par une Cour d’Appel et qui a donc suivi un processus de qualification. Je reviendrai sur ce point plus tard.


Un domaine d’action très codifié


La mission d’un technicien (donc d’un expert judiciaire) est très codifié. La procédure à suivre est relativement lourde et bien balisée. Impossible d’en sortir car ce serait motif à une annulation du rapport. Et les avocats ne s’en priveraient pas à juste titre. Plusieurs principes régissent notre intervention du plus évident au plus subtil :


  • l’impartialité : il nous est bien évidemment impossible d’intervenir dans une affaire où nous connaissons une partie. Cela fausserait le débat. Déontologiquement, on se déporte en cas de risque (en clair on refuse la mission).

  • le respect du contradictoire : cette notion est plus subtile pour les profanes mais c’est un pivot de notre action. Nous devons écouter toutes les parties et ce en même temps. Par exemple, je ne peux pas prendre une personne au téléphone car je l’entendrai sans que les autres puissent répondre.

  • répondre à la mission et strictement à la mission : la mission qui nous est confiée est en fait une série de questions auxquelles nous devons répondre précisément. Nous n’avons pas le droit de gambader, disgresser ou modifier la mission. C’est d’ailleurs parfois compliqué car la mission n’est pas adaptée à la réalité du dossier. Dans ce cas, nous devons en faire état au magistrat qui peut la modifier ou la préciser.

  • ne pas faire de droit : c’est le point le plus épineux car dans les textes, nous n’avons pas le droit de faire de droit et pourtant, la plupart des notions techniques abordées ont des répercussions en droit. Cette limite est donc très sensible. et je vais te donner un exemple pour que tu comprennes bien.



Les missions nous demandent invariablement de « donner tous éléments techniques et de fait qui permettent à une juridiction éventuellement saisie de se prononcer sur les responsabilités et les préjudices ». Tu l’as bien compris, en clair : dire qui est coupable et pourquoi et combien ça coûte. Mais la nuance est déjà dans la question : des éléments de faits et techniques. Je n’ai pas le droit de dire que la société X est responsable. Je vais écrire au contraire que seule la société X est intervenue et qu’elle est seule à l’origine technique du désordre. Je vais ensuite indiquer qu’afin d’éclairer le Tribunal, les dommages pourraient être évalués à tant de milliers ou millions d’euros. A ce stade, tu comprends qu’on joue sur les mots. Parce que si je n’ai pas dit X est coupable et doit payer des milliers d’euros à Y, le juge in fine va faire quoi? Il va faire un copier coller du rapport de l’Expert (l’Expert dit que…) et conclure (En conséquence, Disons que X est responsable, disons que X paiera tant de milliers d’euros à Y). En clair, on fait le procès sans le dire et c’est pourquoi les avocats prennent les expertises judiciaires très au sérieux car dans 98% des cas, notre rapport fait le procès.

98%? Et oui, le magistrat n’est pas obligé de tenir compte de l’avis du technicien. Il s’agit d’un avis. Pas d’un jugement. Mais concrètement, l’Expertise Judiciaire reste un temps fort du « procès » ou processus judiciaire. Comme la probabilité que le magistrat s’appuie sur le rapport et seulement ça, de nombreuses affaires s’arrêtent à l’Expertise Judiciaire. Dans 82% des cas, les gens transigent sans passer par la case jugement. Jeu de dupes ou pas, il est clair que ce non dit intéresse au plus haut point l’institution judiciaire à double titre : d’une part elle externalise une partie du procès et en plus l’intervention d’un expert Judiciaire permet de désencombrer les Tribunaux.

Et cette dernière remarque m’amène naturellement à parler plus précisément de notre statut.



Le statut de l’Expert Judiciaire


L’Expert Judiciaire est dans les textes un collaborateur occasionnel de la Justice. Tout est dit. Nous sommes donc des indépendants. Nous ne sommes pas fonctionnaires ou salariés de l’Institution. Nous intervenons à la mission en tant qu’indépendant. Et l’Institution se décharge totalement de cet aspect.

Notre activité est donc libérale. Et là il faut faire une précision de taille. Si tu relis le paragraphe précédent, j’ai écrit « occasionnel ». L’Expertise Judiciaire n’est donc pas un métier aux termes de la loi. C’est une activité annexe à notre activité principale. La réalité est toute autre et vous allez voir que l’institution s’en lave les mains.

Dans certains domaines, le nombre de missions est impressionnant et le nombre d’Experts Judiciaires (agréés) est insuffisant. C’est particulièrement vrai pour les Experts automobiles ou la construction. La procédure est tellement complexe qu’il faut être rompu à ce « travail ». Et concrètement, dans ces deux domaines, nous faisons que ça. Pour ma part, quasi 90% de mes revenus en proviennent.

Les juges s’accommodent parfaitement de cette petite entorse : ils veulent des pros qui ne vont pas leur créer des problèmes souvent par méconnaissance.

Nous sommes donc des libéraux mais qui nous paye? Deux cas de figure existent. Soit l’Expertise est pénale et c’est donc l’état qui rémunère le technicien (là je vais être assassin mais on est jamais payé…) soit l’Expertise est Civile et là ce sont les parties qui payent tout. L’Etat ne débourse rien dans ce cas. Tu comprends déjà pourquoi la justice devient de plus en plus expertale en matière civile. Non seulement, cela désengorge les Tribunaux mais cela ne coûte rien à l’Etat. Pourquoi se priver dans de telles conditions?

Comment est-on rémunéré? A la vacation. En clair, on est payé à l’heure. Et dans ce domaine, les tarifs horaires sont très variables d’un expert à l’autre. A la fin de l’Expertise, on envoie un mémoire de frais et d’honoraires qu’on soumet au juge dit « taxateur ». Le juge va alors apprécier le montant et ses détails et va rédiger une ordonnance de taxe (en gros : disons que l’Expert Judiciaire percevra la somme de …) Nous sommes donc payés par jugement! Et il est exécutoire. Il n’y a plus qu’à procéder au recouvrement.

Une question pourrait être : peut on en vivre? La réponse dans le cas de l’automobile ou de la construction est clairement oui. Personnellement, je vis quasiment aussi bien qu’un avocat.

Maintenant que les bases sont posées, dans le prochain opus, je te raconterai comment se déroule une expertise et comment se conduire face à un expert. Ca t’as plu? Tu connais la musique : upvote et resteem!


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super article. On sent la personne qui passe sa vie à rédiger ;-)
Question: Aura-t-on un jour des experts blockchain? Je pense que si (je suis cryptographe donc pour moi cela est évident). Vois-tu dans le domaine des freins à ce que la blockchain est une valeur de preuve?

@cryptohazard : ta question est intéressante. La réponse est en fait assez simple car l'informatique est déjà très "expertal" dans le domaine judiciaire. Regarde le nombre d'éléments retrouvés sur les disques durs saisis ou sur des sites et qui font foi. La blockchain en ce sens ne couperait pas à la règle. Le tout sera de trouver un expert suffisamment compétent pour l'exploiter et en faire un rapport.

J'avais eu tout un débat sur la question avec une doctorante en droit autour des blockchains. Ce qui était assez drôle, c'est que tous les recours techniques qu'elle me citait pour les experts médicaux par exemple, pouvait être adaptés aux preuves notariées. Je sais que beaucoup de personnes s'intéressent à créer un cadre légal pour tout cela notamment les smart contracts, les DAO et ICO.

Super intéressant @vincentleroy de nous faire découvrir si 'simplement' ta profession "occasionnelle" ;).
Je fonce sur la partie 2 !
Upvotée et resteemée

Tout pareil! Logique tu me diras vu qu'on est la même personne ;).

:D

C'est tout simplement énorme !
Un grand merci de nous expliquer tout ça de manière aussi fluide.

@evildido, la suite devrait vous plaire également, car beaucoup plus pratique :-) comme je ne peux pas la publier demain, je vais la publier ce soir!

J'ai lu tout ton article avec intérêt, j'ai longue procédure l'année dernière et tu m'as bien renseignée sur une fonction que je ne connaissais pas, merci pour cet article !

@diamantnoir je n'en ai pas fini, là, j'ai juste posé les bases! je vais vous expliquer la pratique et sans langue de bois :-)

Et bien je vais suivre ça de près 😊

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Très intéressant tous ça mais pas évident :D, merci de nous avoir bien synthétisé tout ça @vincentleroy

thanks for sharing.
Upvote and resteem.

ça va devenir plus pratique dans les épisodes suivants :)

Excellent! Çà répond exactement à une question que je m’apprêtais à te poser.

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All of them? ;-)

oui absolument :-)